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Les critiques de Bifrost

Market Forces

Richard MORGAN
GOLLANCZ

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

[Chronique commune à Carbone modifié, Anges déchus et Market Forces.]

« – Tu veux savoir comment on fait un Diplo ? Je vais te le dire. Ils prennent ta psyché, et ils grillent les mécanismes de limitation de violence. Les signaux de reconnaissance de soumission, les dynamiques de hiérarchie, les loyautés de groupe. Tout ça disparaît, un neurone à la fois… pour être remplacé par une volonté consciente de faire mal.

Il m’a regardé en silence.

– Tu comprends ? Il aurait été plus facile pour moi de te tuer. Il a fallu que je me force pour arrêter. C’est ça un Diplo, Curtis. Un humain réassemblé, un artifice. »

Carbone modifié, pages 203-204.

Takeshi Kovacs faisait partie des Corps Diplomatiques avant de trouver la mort sur Harlan, une lointaine colonie terrestre. Et voilà qu’il se réveille à des années-lumière de la chambre où il s’est fait trouer la poitrine, sur Terre, dans la région de San Francisco, désormais appelée Bay City. Son esprit sauvegardé a été chargé dans le corps d’un policier corrompu du nom d’Elias Ryker. Après sa sortie de cuve, Kovacs fait connaissance avec Laurens Bancroft, le math (un humain vieux comme Mathusalem) qui vient de lui louer sa nouvelle et problématique enveloppe (tout le monde n’a pas de bons souvenirs de Ryker, et une certaine femme-flic en garde, elle, de trop bons). Bancroft a une enquête « obligatoire » pour Kovacs : le vieil homme s’est apparemment suicidé peu de temps auparavant, avant d’être ré-enveloppé ; mais il est plutôt convaincu qu’on l’a assassiné. Pour Tak, l’enquête ne sera pas de tout repos, surtout après avoir passé la nuit avec l’explosive Myriam Bancroft, femme légitime de son employeur et, en quelque sorte, propriétaire.

Rarement un livre aura accumulé autant de qualités et autant de défauts. Parmi les qualités, il y a le ton du narrateur, Kovacs, une tessiture coup de poing, ancrée dans le quotidien, une voix polardeuse qui, on le sait depuis très longtemps, habille comme un gant la littérature cyberpunk ou, comme c’est le cas ici, post-cyberpunk. Quand Richard Morgan décrit une scène de cul, ça ressemble bel et bien à une bonne bourre et à rien d’autre ; ses fusillades sont nerveuses et racées ; ses confrontations sentent le mépris, la haine étouffée, la rancœur ; l’amour n’est pas absent, même s’il s’accompagne d’un certain détachement et d’ébats sexuels apocalyptiques. Le XXVIe siècle décrit tout au long du roman est étonnamment crédible : archi-corrompu, misérable et consumériste, dominé par une caste d’immortels, rempli d’annonces publicitaires, de drogues, de bordels sordides, d’arènes de combat, de cliniques clandestines, de robots et d’hommes synthétiques de diverses catégories. À cause de ce mélange de polar hard-boiled et de S-F, on songe à Avance Rapide de Michael Marshall Smith, à Flingue sur fonds musical de Jonathan Lethem. Mais là où ces deux livres réussissaient à ne pas se perdre en chemin malgré les méandres volontiers amusés de leur tracé, Carbone modifié est inutilement long, boursouflé de flash-back qui, certes posent le décor et son background, permettent aussi de cerner l’infréquentable Takeshi Kovacs, mais surtout engluent une enquête qui s’annonçait pourtant passionnante.

C’est long, donc, farci de détails inutiles, de monologues pénibles (et la mise en page, en lignes interminables de caractères minuscules n’aide en rien à affronter le pavé, bien au contraire). C’est aussi trop pensé/monté/calibré pour le cinéma estival et le jeu vidéo qui en découlera. Et on ne peut que le regretter, car Richard Morgan recycle avec verve les bonnes idées de ceux qui l’ont précédé (Eric Brown, Greg Egan et Paul J. McAuley) et suscite sans faille la sympathie réflexe promise à tout auteur de science-fiction ayant visionné Blade Runner quelques fois de trop.

Carbone modifié, récompensé par le Philip K. Dick Award 2003, présenté par les éditions Bragelonne comme un livre exceptionnel, s’impose en fin de compte comme un roman exceptionnellement prometteur, ce n’est déjà pas si mal en ces temps où la science-fiction a tendance à disparaître des tables et rayonnages des libraires.

Dans Anges déchus (traduction platounette du très beau titre Broken Angels, les anges brisés), Takeshi Kovacs est de retour… Associé à un homme d’affaires accessoirement prêtre vaudou, à une archéologue traumatisée et à un aventurier nommé Schneider, l’ex-diplo va tenter de mettre la main sur une relique martienne, une sorte de stargate à la valeur inestimable.

Pour son deuxième volume des aventures de Tak, Richard Morgan ne louche plus sur Blade Runner, mais sur De l’or pour les braves, Le Bon, la brute et le truand et Rendez-vous avec Rama, le tout transformé en ratatouille space opera tout simplement ennuyeuse, et, pour tout arranger, massacrée à la traduction (nitrogen traduit nitrogène au lieu d’azote, wet dream traduit rêve humide au lieu de rêve érotique, etc.). Les promesses du premier volume n’ont pas été tenues. Vous pouvez passer, sans regret, malgré de bonnes scènes et quelques dialogues qui font mouche…

Changement de décor radical avec Market Forces. Richard Morgan se positionne différemment via une anticipation sociale là encore prometteuse. Mais patatras, les choses se corsent quand le lecteur se rend (assez vite) compte de la vraie nature du livre. Un pur produit de série B, efficace, radical, brutal et parfois passionnant, mais série B quand même… Le problème principal de Market forces se résume finalement à peu de choses : le thème méritait mieux. Mieux qu’une simple (et forcément simpliste) histoire de logique économique poussée à ses conséquences ultimes — le monde est mort, pourri. Les multinationales prospèrent et se battent (au sens le plus strict) pour la conquête de nouveaux marchés, les pays en reconstruction post-guerre civile étant justement les plus juteux de ces nouveaux horizons. Parfaitement intégré à cet univers ultra violent (et incroyablement peu crédible, ce qui fait tache), un homme (jeune, beau, musclé, intelligent, à la fois guerrier et cadre supérieur, cherchez l’erreur) prend place au sein d’une de ces sociétés, avant de gravir rapidement les échelons. Mais l’ascension ne se fait pas sans heurts, le héros ne tardant pas à se rendre compte que les jeux sont truqués et que, effectivement oui, son entreprise est vraiment méchante, voire même immorale, n’ayons pas peur des mots !

Enfoncer des portes ouvertes à ce point est plutôt divertissant pour qui aime le second degré, ça l’est moins quand on comprend que Morgan est sérieux. Là encore, le roman est impeccablement calibré pour le cinéma, après notamment un prologue d’anthologie qui voit un vigile de supermarché abattre un client râleur et sans le sou, aspergeant de cervelle la femme et les enfants dudit monsieur… Pour le reste, les situations feraient rire quiconque possède plus que des rudiments d’éducation politique, et on a l’impression d’avoir affaire à la fine analyse d’un gamin de 11 ans qui découvre soudainement que le capitalisme est un système oppressif dans son essence même… Rien de bien convaincant, donc, sauf pour les quelques producteurs à qui se destine en priorité le scénario. Pardon, le livre. Sinon, ça se passe bien, il y a des poursuites en voiture.

Thomas Day & Patat

Thomas DAY

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