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              AU DIABLE VAUVERT
               464pp                -                24,50 €             
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
Étrange et fascinant roman que ce Mauvaise graine, dans lequel Butler, sous l’angle du fantastique, analyse les dynamiques de pouvoir et de domination qui traversent les sociétés humaines au cours de l’histoire. C’est aussi un récit sur la passion, qui nous renvoie à une vision prédatrice des relations entre les deux sexes, où l’amour est marqué du sceau de l’infamie, surplombé par sa propre mort, éros et thanatos irrémédiablement jumelés.
Doro le Nubien, vieux comme le monde, mène une vie vagabonde et solitaire, en quête de terres pour « ceux qui sont différents », qu’il recherche et rassemble en groupes pour bâtir un nouveau peuple. C’est justement au cours d’une expédition dans le Nigéria du xviie siècle qu’il croise Anyanwu, 300 ans, guérisseuse et métamorphe, à la tête de sa propre lignée. L’attraction est immédiate. Chacun remue son terreau affectif pour faire don à l’autre de quelques parcelles intimes : son pouvoir, ses expériences et ses échecs, la douleur de perdre les siens, ses tourments d’immortel.
Doro ne prétend jamais être autre chose que lui-même, c’est-à-dire un vampire psychique habitant des corps et se nourrissant de ses hôtes pour survivre, doublé d’un pater familias tyrannique qui exige une obéissance totale de tout son peuple. Malgré cela, Anyanwu accepte de le suivre dans une de ses « colonies » d’Amérique, car il lui a promis un mariage en remède à sa solitude et des enfants qui, peut-être, lui survivront.
Toute la première partie du livre montre comment se tissent entre ces deux amants quasi mythologiques les fils d’une toile faite de séductions et de menaces, d’espoirs et de doutes, qui n’aura de cesse, au cours des siècles suivants, en dépit de violents différends, de les ramener l’un à l’autre.
Car depuis le début, le conflit ne fait que couver. Peut-il en aller autrement quand s’opposent deux cœurs si farouchement déterminés, deux volontés façonnées par des siècles d’expérience et aux aspirations si étrangères ? Loin de la considérer comme son égale, Doro entend qu’Anyanwu se soumette, alors qu’elle chérit la liberté pour elle-même et pour les autres. Qu’elle se résigne, plutôt qu’au simple rôle de mère de famille, à celui de matrice dans son programme de reproduction et de sélection destiné, à force de croisements entre « ceux qui sont différents », à créer une race d’êtres supérieurs doués de pouvoirs sur la matière et les esprits. En découvrant la nature réelle du pacte faustien auquel elle a (plus ou moins volontairement) consenti, Anyanwu prend également toute la mesure de la dangerosité de son adversaire. Puisque l’entente est impossible et que leur amour ne peut aboutir qu’à l’affrontement, elle mènera cette guerre non pas frontalement, ce qui n’aboutirait qu’à la faire tuer, elle et les siens, mais par le verbe, l’esquive et parfois le retrait, sans capituler.
Butler fait transpirer toute la complexité de cette relation durant de longues séquences de chassés-croisés et de règlements de comptes à travers le temps, qui se succèdent au risque de provoquer un léger sentiment de répétition. Cette réserve mise à part, le livre séduit par sa richesse, sa galerie de personnages, sa puissance d’évocation, ainsi que la multiplicité des niveaux de lecture qu’il propose. Quarante-cinq ans après sa sortie, il demeure un incontournable.
Sam LERMITE