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Les critiques de Bifrost

Mémoire vive, mémoire morte

Mémoire vive, mémoire morte

Gérard KLEIN
ROBERT LAFFONT
336pp - 20,00 €

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

Quand on regarde l'histoire d' « Ailleurs & demain » (premier titre paru en 1969 : Le Vagabond de Fritz Leiber), on s'aperçoit que cette collection a publié dans les années 70 et au début des années 80 plusieurs recueils de nouvelles francophones (Pierre-Jean Brouillaud, Jacques Sternberg, Lorris Murail…) et même une anthologie francophone (Utopies 75), puis plus rien ou presque. Du côté des romans de langue française, on notera que le robinet (convenablement ouvert dès 1970) se ferme en 1985 avec Le Jeu du monde de Michel Jeury, puis se rouvre en 2005 avec le très dispensable Forteresse de Georges Panchard (en attendant un Philippe Curval courant 2008). Suivent le recueil La Loi du Talion de Gérard Klein, une réédition, en 2006, et donc Mémoire vive, mémoire morte du même, en 2007 — une réédition, partielle ce coup-ci, puisqu'il s'agit du recueil Les Perles du temps (initialement sorti en « PdF » chez Denoël) duquel ont été retranchés quelques textes et auquel ont été ajouté d'autres plus récents, dont une nouvelle de littérature générale, « Trois belles de Bréhat », le seul inédit.

Donc, en vingt ans, « Ailleurs & demain » a publié trois ouvrages francophones, dont deux recueils de Gérard Klein. Ce qui ne serait en rien un problème si :

1/ Gérard Klein était un auteur génial, indispensable ou plus modestement formidable (du niveau de Robert Silverberg, Greg Egan, Dan Simmons, Ursula Le Guin pour citer quelques auteurs-phares de la collection « Ailleurs & demain »).

2/ Gérard Klein n'était pas le directeur de la collection « Ailleurs & demain ».

Mais voilà, boum patatras, Gérard Klein n'est pas un auteur génial (même si Les Seigneurs de la guerre est un très bon roman de S-F) et il est bel et bien le directeur de la collection « Ailleurs & demain », collection qu'il a créée chez Robert Laffont à la fin des années soixante et qu'il dirige toujours aujourd'hui.

Par conséquent, la parution de Mémoire vive, mémoire morte (préfacé par un certain… Gérard Klein !) n'est pas un événement, pis, c'est un joli foutage de gueule comme on les aime chez Bifrost, orchestré par un auteur-éditeur-bipréfacier-multitâches qui a confondu son nombril avec une cabine UV et s'est passablement aveuglé lors de l'opération.

Preuve à l'appui : « Attention, ce recueil est historique. », extrait de la préface, page 7.

Foutage de gueule ? Un peu quand même, même si la concurrence a souvent fait bien pire. Mais ne tournant pas autour du pot plus longtemps : Mémoire vive, mémoire morte est avant tout une collection de vieilleries (extrêmement datées, peu lisibles, à la poésie forcée) issues du recueil Les Perles du temps auxquelles s'ajoutent quelques nouvelles récentes, visiblement arrachées à un auteur qui, depuis longtemps, a renoncé à se colleter avec la littérature.

Pour se convaincre de ce renoncement, il suffit de lire les deux premières nouvelles de ce recueil : « La Serre et l'ombrelle » et « Mémoire vive, mémoire morte ».

La première décrit un monde en plein dérèglement climatique sur lequel on a commencé à installer une Ombrelle, un dispositif d'une taille plutôt conséquente destiné à soustraire une partie du rayonnement solaire. Ce monde est surveillé par des veilleurs et des guetteurs que l'on devine être des intelligences artificielles (mais aussi par des arbitres cognitifs et des vigies — ces derniers étant des intelligences extraterrestres). Dans la cité de Padrillabad, les gens désespérés ont décidé de se faire sauter avec une bombe atomique que leur aurait fourni le scientifique Ramanuajan, mais la bombe n'existe pas vraiment, et leur éventuel suicide collectif est un appel au secours : « hâtez-vous de finir l'Ombrelle ». Un écrivain francophone qui n'a pas peur de la littérature (Philippe Curval) ou de l'aventure scientifique (Serge Lehman) nous aurait sans doute offert le point de vue d'une fillette de Padrillabad (ou celui de Ramanuajan) sur ce monde à l'agonie et cette Ombrelle nécessaire, mais Gérard Klein ne choisit pas, il saupoudre : un peu de veilleur, un peu de guetteur, une lettre de Ramanuajan, un petit arbitrage cognitif et, au final, le texte ne fonctionne pas, car aucun de ses segments n'est mené. Ajoutez à cela une écriture qui manque cruellement de fluidité, bien souvent pénible, et vous avez un beau ratage. Beau, car il y a des germes, des idées, des phrases qui surnagent et évoquent l'œuvre de Robert Silverberg. Mais là où Silverberg est un technicien hors pair qui a fini, malheureusement, par mécaniser son écriture vers 1975-76, Klein est un sourcier, il se promène avec sa baguette, se cogne contre une racine de temps en temps, se prend les cheveux dans les branches basses et saute de joie un peu trop ostensiblement dès qu'il trouve le moindre point d'eau fraîche.

La lecture de « Mémoire vive, mémoire morte » (autre texte au fil conducteur très lâche, constitué de morceaux hétéroclites et de souvenirs) est presque aussi pénible que celle de « La Serre et l'ombrelle », mais il y a cette première phrase inoubliable, « Le bébé invisible faisait tic tac », page 48, et trois belles pages érotiques pp 58-60. Ce n'est pas suffisant pour maintenir un intérêt constant, mais l'ensemble se lit, tout en faisant malheureusement penser à une nouvelle de Greg Egan, « En apprenant à être moi » (in Axiomatique, le Bélial', 2006), bien plus maîtrisée, et au final, bien plus vertigineuse. Une fois de plus, Gérard Klein ne sait pas ce qu'il veut raconter, le progrès scientifique, la mémoire, les femmes (ce dernier sujet étant le plus apte à être traité par un sourcier, question de baguette, évidemment)…

Le troisième texte du recueil, « ACMÉ ou l'Anti-Crusoé », plus ancien (1975), est une expérimentation très S-F politique des années 70… insupportable, comme la plupart des expérimentations de cette époque-là. Passons.

Suivent les nouvelles des Perles du temps : « Le Monstre », « La Fête », « Les Abandonnés », « L'Ecume du soleil », « Les Voix de l'espace », « Impressions de voyage », « Bruit et silence », « Civilisation 2190 », datées, peu lisibles, alourdies par une poésie forcée. On sent que Bradbury a eu une ÉNORME influence sur le jeune Gérard Klein, que ce jeune homme avait un énorme potentiel, mais ne savait pas trop quoi en faire ; pour preuve, « Les Abandonnés » qui met en scène sans brio une idée formidable de mondes parallèles.

Après la section Les Perles du temps suivent quelques pochades diverses et variées (qui feront peut-être rire votre fils de huit ans) et un florilège de textes anecdotiques mais pas scandaleux comme « Le Rôle de l'homme », originellement publié dans Bifrost n°46. Je ne suis pas sûr qu'une revue publierait aujourd'hui le meilleur de ces textes si celui-ci était signé par Jean Tartempion.

Ce recueil est historique, oui, il raconte (entre ses lignes) l'histoire d'un écrivain doué qui a décidé de diriger la meilleure collection de S-F de l'univers (ce qui ne se fait pas sans quelque dommage collatéral). Ce recueil est historique, oui, il plaira à certains vieux lecteurs de S-F qui ne supportent que les textes qui sentent la naphtaline et les années « Rayon fantastique ».

Pour conclure, une petite note personnelle : malgré toutes les horreurs que je viens d'écrire, j'aime beaucoup Gérard Klein, d'abord parce qu'il a publié (entre autres chefs-d'œuvre) Dune qui est mon livre de S-F préféré ; ensuite parce qu'il est d'une conversation au pire agréable, au mieux passionnante.

Qui aime bien, châtie bien ; en espérant, cher Gérard, que votre mémoire vive ne me mettra pas illico dans votre mémoire morte (même si je le mérite un peu).

[Voire également l'avis de Patrick Imbert.]

Thomas DAY

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