Stanislas LEM
CALMANN-LÉVY
9,30 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
Mémoires trouvés dans une baignoire se présente comme un texte retrouvé dans les ruines du Dernier Pentagone d’Ammer-Que, un témoignage unique sur la période du néogène – peu ou prou la nôtre en temps de guerre froide, située juste avant l’ère chaotique qui précéda la naissance de l’éclairée Fédération Terrienne.
On y suit les aventures d’un « espion », convoqué dans ce Saint des Saints pour une tâche de la plus haute importance. Problème : il ne sait pas quelle est sa mission, et il lui sera impossible d’obtenir jamais des instructions précises sur ce qu’on attend de lui. Ordre de mission codé, perdu, volé, retrouvé, le narrateur erre dans un complexe souterrain objectivement délirant qui semble n’avoir pour fonction que d’obscurcir ce qui devrait être clair – par paranoïa sans doute, par une forme d’absurdité intrinsèque aussi, qui tient tant au pouvoir qu’à la volonté même de le conserver ou de l’accroître. Le narrateur n’obtiendra jamais de réponse claire aux questions qu’il se pose ; le lecteur non plus.
Avec Mémoires…, Lem aborde dans un même texte ses deux thèmes centraux : l’incommunicabilité et les limites humaines. Dans un monde où tout est code, où même les messages décodés sont encore codés voire ont été rédigés de façon à paraître codés, où tout se dit à mots couverts, autrement dit où rien d’explicite n’est énoncé, aucune communication n’est possible et aucune information utile n’est transférée. Si d’habitude c’est entre humains et aliens que la communication est impossible, ici c’est même entre humains que la paranoïa et ses conséquences l’empêchent. Au fil d’une errance de moins en moins contrôlée dans les couloirs, ascenseurs, salles d’archive ou de torture de l’Édifice, le narrateur est projeté de traître potentiel en officier ivre, d’espion probable en espion certain ; épopée en sous-sol qui fait d’un homme raisonnable un paranoïaque convaincu que tous ses mouvements ont été prévus à l’avance et qu’il doit faire le contraire de ce qu’on attend de lui pour… pour quoi justement ?
Dans une ambiance entre Kafka pour l’administration et Calvino pour l’absurde, Lem, après avoir fait un sort au capitalisme contemporain dans le prologue, s’en prend autant au Grand Jeu qu’au complexe militaire. En dépit du prologue – qui servit à berner la censure –, difficile de ne pas voir ici une critique des régimes politiques de l’Est, par un Polonais qui sait ce que signifie de vivre dans un pays où on peut être espionné en permanence. Car même si, à voir comment s’observent et s’espionnent mutuellement l’Édifice et l’Anti-Édifice dans une lutte sans fin qui perd tout sens quand chacun est retourné et travaille pour l’autre en faisant mine de ne pas le faire, on pense à la fin de ce Dr Folamour (1964) qui renvoyait capitalisme et communisme dos à dos, c’est surtout ici une machine autophage folle spécialisée dans la création puis la destruction d’ennemis intérieurs que décrit Lem, et alors c’est à L’Évangile du bourreau (1990) des frères Vaïner qu’on est renvoyé, ou à La Vie des autres (2006) si on veut être moins radical dans ses références.
Problème : en dépit de la volonté satirique et de l’abondance de néologismes – due à la papyrolyse qui mit fin au néogène et initia l’ère chaotique – ce n’est que rarement drôle (tout le contraire de Dr Folamour), et c’est de surcroît bien trop long. On comprend vite le mécanisme et, de scène peu drôle en scène ennuyeuse, on se prend à espérer que le chemin complet sera court en sachant bien qu’hélas il ne le sera pas.