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Les critiques de Bifrost

Merfer

China MIÉVILLE
FLEUVE NOIR
464pp - 21,90 €

Critique parue en janvier 2017 dans Bifrost n° 85

Des rails à perte de vue. Des dizaines, des centaines, des milliers. Telle est la Merfer. Une gigantesque étendue peuplée d’animaux extraordinaires, à l’instar de la grande darboune australe, une taupe géante (plusieurs dizaines de mètres de hauteur) que l’on chasse pour sa viande et sa graisse. Mais aussi un monde où l’on trouve, ici et là, des bouts d’exhume, cette technologie d’un temps passé qui se revend à prix d’or sur tous les marchés. De nombreux trains sillonnent donc la Merfer, pour tomber sur l’une ou l’autre de ces merveilles, causes potentielles d’enrichissement durable.

Sham est un jeune garçon embarqué à bord du Mèdes en tant qu’aide médecin, sous les ordres de la capitaine Picbaie, laquelle n’a qu’une seule obsession : Jackie la Nargue, une darboune ivoire. Dans une carcasse de train, Sham découvre un jour des photographies d’un couple d’explorateurs disparus représentant une région de Merfer où seule subsiste une unique voie de chemin de fer. Cette découverte sème le doute dans l’esprit de Sham et de son entourage. Et s’il existait, quelque part, une fin à la Merfer ?

Dans ce roman qui s’adresse autant aux adolescents (tranche d’âge à destination de laquelle il fut publié en VO) qu’à un lectorat plus âgé, China Miéville prend plaisir à inventer un monde et les codes qui le régissent. Qu’importe au fond l’origine de cette Merfer (Railsea, en VO), même si bien sûr la quête de Sham lui dévoilera certains faits historiques relatifs à son univers : l’auteur part d’un postulat de départ original, comme dans The City and The City et Légationville, dont il analyse les impacts. Sur l’organisation de la société, par exemple, puisque celle-ci tourne intégralement autour des trains, à bord desquels il faut faire sa vie ; les villes deviennent ainsi d’immenses gares, où l’on peut faire son marché ou se délasser. Sur les croyances, comme les « philosophies » des capitaines de trains, entendez les animaux fabuleux que ces derniers se sont mis en tête de pourchasser, telle la baleine blanche de Moby Dick, auquel Merfer est un hommage évident. Jusqu’au langage, particulièrement fleuri, parfois tordu, marqué par quelques trouvailles ou coquetteries, ainsi cette manie d’utiliser « & » (comme ces rails qui s’entrecroisent en permanence) au lieu des deux lettres habituelles. On pense à la traductrice, Nathalie Mège, dont le travail n’a pas constitué ici une sinécure, et (& ?) qui s’en sort à merveille.

Au rang des inspirations pour ce roman, hormis Melville, on distinguera également Robert Louis Stevenson, pour la trame aventureuse et « piratesque » à laquelle est confronté son jeune héros, ainsi que pour l’incroyable catalogue de personnages exubérants, anticonformistes, drolatiques ou inquiétants. Mais aussi, bien sûr, les frères Strougatski, dont les stalkers ont inspiré les chercheurs d’exhume – et quelques westerns pour les courses-poursuites haletantes en train. Sans virer au catalogue d’hommages, Merfer en réalise une synthèse très réussie, qui happe le lecteur au rythme effréné des motrices. China Miéville montre ainsi qu’il n’a rien perdu de son inventivité, et on ne s’en plaindra pas, tant le plaisir de l’auteur à livrer une histoire universelle pleine de rebondissements est ici communicatif.

Bruno PARA

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