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Les critiques de Bifrost

Mes vrais enfants

Mes vrais enfants

Jo WALTON
DENOËL
352pp - 22,50 €

Bifrost n° 86

Critique parue en avril 2017 dans Bifrost n° 86

Voici que nous revient Jo Walton, auteur bien connu des Bifrostiens depuis la trilogie du « Subtil changement », et avant cela par la parution de Morwenna, saluée par de nombreux prix (Hugo, Nebula et British Fantasy Award) : elle nous livre ici un roman où se mêlent uchronie, réflexion féministe et engagement de l’individu dans l’histoire du monde à travers des récits de vie.

Récits d’une vie, très exactement, qui suit deux voies bien différentes dans deux mondes qui ne le sont pas moins, à partir d’un choix initial et crucial. Qui est Patricia ? Elle ne le sait plus elle-même, perdue dans les vertiges de l’oubli dont la frappe la maladie d’Alzheimer. Dans sa chambre de l’institut médicalisé qui l’héberge, ses souvenirs sont confus : comment s’appelle-t-elle ? Patricia ? Pat ? Tricia ? Trish ? Combien d’enfants a-t-elle ? Comment s’appellent-ils ? A-t-elle été mariée ? Ou bien a-t-elle partagé ses jours en union libre avec une femme ? A-t-elle vécu une douloureuse existence de femme au foyer dans une société anglaise conformiste, au sein d’un monde en paix, mais où la femme est opprimée ? Ou bien s’est-elle émancipée pour vivre de sa plume, partageant ses jours entre l’Angleterre et l’Italie, dans un monde divisé entre deux blocs qui s’agressent en de macabres escarmouches à coup de bombes nucléaires ? Plus qu’ils ne s’estompent, ses souvenirs semblent suivre deux voies parallèles, deux vies radicalement autres qui ont bifurqué le jour où l’homme qu’elle a rencontré et croit aimer lui demande de l’épouser. Elle répond oui. Elle répond non. Et le lecteur suit au rythme de chapitres alternés cette double vie d’une même femme qui finit par se réunir un soir de pleine lune dans une chambre aseptisée, aux portes de la mort.

Il ne s’agit pas simplement pour Jo Walton de se livrer à l’exercice, un peu convenu, du What if, qui permet d’explorer les mondes parallèles dans les méandres desquels on peut suivre nombre d’auteurs, guidés, par exemple, par un Pierre Bayard (Il existe d’autres mondes, éd. de Minuit, 2014)… Une seule décision peut changer radicalement une existence, mais si, tel un battement d’ailes de papillon, elle changeait aussi radicalement l’histoire de notre planète ? Comme si la vie d’une femme, ses conditions, ses esclavages, ses révoltes conditionnaient l’histoire du monde, des deux mondes ici dépeints, qui sont à la fois le nôtre et tout autres. C’est alors au prisme des possibles de la vie amoureuse – mariage, union homosexuelle, procréation assistée, union libre à deux ou trois, autant de choix responsables qui nous en gagent vis-à-vis d’autrui, de la société et de l’humanité –, au prisme du cœur de l’individu que l’on voit se faire l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Perec…

Les lecteurs familiers de Jo Walton retrouveront donc le plaisir de l’uchronie bien ourdie et le sens de l’intime qui caractérise ses écrits et lui permet de délivrer sans émotion surjouée le récit d’une vie double qui se questionne au moment de s’éteindre.

Nous retrouverons très bientôt Jo Walton dans un tout autre registre, puisque, paraît-il, son roman pseudo-victorien qui met en scène une famille de dragons, Tooth and Claw, est en cours de traduction…

Arnaud LAIMÉ

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