Christian MARMONNIER, Gilles POUSSIN
DENOËL
300pp - 40,00 €
Critique parue en janvier 2006 dans Bifrost n° 41
De toutes les revues de BD nées dans l'après-68 (Charlie, L'Écho des savanes, Fluide glacial…), Métal Hurlant fut indéniablement la plus créative, la plus intéressante… la plus excitante… et sut rassembler au sommet de sa gloire jusqu'à cent mille lecteurs, créant de toutes pièces une « Génération Métal ».
Née en 1975 de l'imagination de trois collaborateurs du Pilote de Goscinny, le scénariste Jean-Pierre Dionnet et les dessinateurs Jean Giraud alias Mœbius et Philippe Druillet, elle devint immédiatement la revue de référence pour les amateurs de BD de SF ; la revue qui publiait indifféremment en ses pages Enki Bilal, Jacques Tardi, François Schuiten, Philippe Caza, Frank Margerin, Tramber et Jano, Georges Pichard, Jean-Michel Nicollet, Serge Clerc, Yves Chaland, Michel Crespin, Arno, Denis Sire, Sergio Macedo, Nicole Claveloux, Didier Eberoni, Beb-Deum, Laurent Theureau, et tant d'autres. Sans oublier le grand, l'immense Richard Corben… des scénaristes tels qu'Alexandro Jodorowsky, Joël Houssin ou Luc Besson… et une kyrielle de chroniqueurs parmi lesquels Jean-Patrick Manchette, Stan Barets, Jacques Goimard, François Truchaud, François Rivière, Daniel Riche ou Karl Zéro. Qui dit mieux ?!
C'est l'histoire, que dis-je, la légende de Métal que nous proposent de revivre le tandem de journalistes Gilles Poussin et Christian Marmonnier dans une monographie de trois cents pages composée pour l'essentiel d'interviews des principaux acteurs, d'une bibliographie et d'une imposante iconographie : une des plus belles aventures éditoriales françaises découpée en sept chapitres d'un égal intérêt.
Tout commence à la fin des années soixante, dans Pilote… Passionnés de SF, Dionnet, Mœbius et Druillet, tous débordant de projets, se heurtent au manque d'intérêt de Goscinny pour leur genre de prédilection. Stimulé par l'aventure de Nikita Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Bretécher, partis fonder de leurs propres deniers L'Écho des savanes, Dionnet se met en tête de monter sa revue à lui. Il lance Snark, aux éditions Nathan, qui ne dépasse pas le n°0, tente de se faire éditer par ses amis de L'Écho au moment où ceux-ci rencontrent de graves problèmes financiers, et finit par créer sa propre structure éditoriale avec ses deux complices et un quatrième larron, Bernard Farkas, censé gérer le navire sur un plan financier : ils deviendront pour la postérité les Humanoïdes Associés, rendant ainsi hommage au mythique roman de Jack Williamson. Quant au titre de la revue, il sera trouvé par Mandryka, alors que l'idée première de Dionnet était Étoile mécanique, un rien moins efficace. D'abord trimestrielle, puis bimestrielle et enfin mensuelle, un temps interdite à la vente aux mineurs, elle durera le temps de 133 numéros « ordinaires » et 21 spéciaux, entre 1975 et 1987, et donnera lieu à de nombreuses éditions étrangères, en Europe et aux USA, ainsi qu'à un long métrage cinéma. Longtemps dirigée par Philippe Manœuvre (dont Dionnet dit qu'il « avait les dents qui rayaient le parquet »), puis par Marc Voline et Jean-Luc Fromental, avant une cession au groupe Hachette dont elle ne se remettra pas, elle s'éteindra au bout de douze ans, essoufflée, en perte de lecteurs, après différentes périodes de mutations, la revue BD de SF des débuts ayant cédé la place à une revue de BD Rock puis à une revue branchée. Responsables de la dégringolade : une gestion fantaisiste, le désintérêt progressif de Dionnet pour son bébé au profit de ses émissions télé, des luttes intestines, la coke, la création de revues « parallèles » (Métal Aventure et Rigolo !) avec pour conséquence la dispersion des auteurs…
Voilà pour les grandes lignes. Pour ce qui est de l'histoire, petite ou grande, vous la trouverez en intégralité dans ce beau livre qui évoque également les éphémères collections littéraires des Humanos : « Speed 17 », qui accueillit Charles Bukowski, Hunter S. Thompson ou Hubert Selby Jr ; « Horizons illimités » qui se limita à deux romans de SF de John Brunner et Michael Coney ; la « Bibliothèque Aérienne » qui reprit des textes de Verne, Poe, Bierce et Leroux ; ainsi que les collections dévolues à des auteurs, en l'occurence Eric Ambler et Harlan Ellison.
L'ensemble, illustré de photos d'époque, est extrêmement vivant et les auteurs ne se sont pas contentés d'interviewer les fondateurs de la revue et les rédacteurs-en-chef successifs ; apparaissent également nombre de dessinateurs et d'hommes et femmes de l'ombre, maquettistes, directeurs artistiques, secrétaires, attachés de presse. Le résultat est passionnant, il est juste dommage (mais j'ai presque honte d'exprimer cette réserve tant le travail proposé est sérieux) que le dernier tiers de l'ouvrage, imprimé en couleurs, ne présente pas de planches complètes « pleine page ». Il faut la plupart du temps se contenter de planches réduites ou de cases agrandies sorties de leur contexte. Pouvait-on mieux faire sans exploser le budget (alors même que le livre a été publié avec le concours du Centre National du Livre) et sans tirer le prix de vente public vers le haut ? Je ne crois pas.
Un livre à lire absolument pour comprendre la singularité d'une décennie et l'unicité d'une aventure, et qui satisfaira autant le « vieux fan » de l'époque soucieux de parfaire sa culture que le jeune lecteur avide de découvertes.
Comme l'indique la quatrième de couverture, « … La Machine à rêver a modifié à jamais l'ADN de la BD… » Il est cependant difficile de s'en convaincre, en cette période de surproduction et de clonage intensif où les séries commerciales le disputent aux sagas bas de gamme. Raison de plus pour effectuer cette plongée en direction d'une époque où on pouvait être fou, où les artistes n'hésitaient pas à se lâcher et à innover, et où pour nous, lecteurs, la surprise, la qualité et le plaisir étaient au rendez-vous !