Terry Bisson se distingue par la variété des ouvrages qui ont été jusqu'à présent publiés chez nous : difficile en effet de trouver un dénominateur commun entre le délirant recueil Échec et maths (Folio), l'exubérante critique sociale qu'est Hank Shapiro au pays de la récup (Denoël), la vision folklorique de l'exploration martienne de Voyage vers la planète rouge (Bélial'), la très sérieuse uchronie Nova Africa (ISF), et la fantasy poétique de Homme qui parle (Bélial') — sans parler d'un certain nombre de novelisations et autres star warseries. Le présent recueil est à l'image de l'œuvre : les nouvelles — publiées originalement sur une période de dix ans — abordent des thèmes forts divers sur des tons qui le sont tout autant, préfigurant souvent les œuvres mentionnées ci-dessus. La variété réside aussi, ce qui est moins heureux, dans la qualité des textes présentés.
Quand Bisson se livre à la critique grinçante, cela donne sans doute les meilleurs textes : « Meucs » (l'auteur, qui n'a jamais caché ses convictions humanistes, extrapole ici sur la peine de mort en imaginant que les clones d'un meurtrier sont livrés à la vindicte des familles des victimes), ou encore « Suivant ! » (un homme noir et une femme blanche désirant se marier sont confrontés à une bureaucratie tatillonne et raciste). Le premier s'avère magistral, le second jubilatoire. Comme dans le roman Hank Shapiro…, les protagonistes sont confrontés à une société absurde sur laquelle ils n'ont aucune prise, sort auquel est également confronté le personnage de la courte nouvelle « Choisissez Anne », en prise avec un distributeur automatique inquisiteur.
Si on est beaucoup moins convaincu par les textes relevant d'une veine plus poétique (« Cancion autentica de la vieille Terre », « Le Joueur », « Avril à Paris »), c'est en revanche lorsque l'auteur mélange les deux styles qu'il donne les textes parmi les plus intéressants du recueil : « Le Virage de l'homme mort », très proche du ton de l'excellent recueil Echec et maths (une improbable singularité, alliant un virage en épingle et une voiture lancée à une vitesse bien précise, donne accès à un autre monde), « L'Angleterre lève l'ancre » (le titre, à prendre au premier degré, se passe de commentaires !), « Le Feu premier » (une machine permet de dater l'ancienneté d'un feu et permettra de remonter jusqu'aux origines de l'humanité), ainsi que « Les Ours découvrent le feu ». À chaque fois, une idée folle présentée sous l'angle d'une pseudo hard science loufoque, des personnages confrontés au merveilleux qui ne s'en émeuvent pas plus que cela… Qu'importe si la fin est souvent prévisible : l'essentiel est ailleurs, et l'on se laisse porter par ce mélange de folie et de tendresse qui caractérise peut-être le mieux Terry Bisson.
À côté de ces petits bijoux, les autres textes font dès lors pâle figure : abordant des thèmes très classiques (principalement le premier contact), manquant de cette « Bisson touch », ils s'avèrent au mieux plaisants (« Ils sont faits de viande »), parfois trop longs (« L'Ombre sait », qui a toutefois le mérite, à l'instar du Voyage vers la planète rouge, de présenter la conquête de l'espace à contre-pied d'une certaine vision triomphante de la S-F classique), voire d'un niveau limite fanzine (« Incident à Oak Ridge », « Il n'y a pas de morts », « Dites-leur d'arrêter leurs conneries »).
Mais, ainsi qu'il l'a été mentionné plus haut, les quatorze nouvelles publiées par ISF représentent une dizaine d'années de publication et reflètent, outre la palette des talents de l'auteur, sa progression jusqu'aux œuvres abouties récemment publiées que sont Hank Shapiro… ou Échec et maths. Si Meucs, inégal, ne s'avère pas le meilleur ouvrage de Terry Bisson, il n'en demeure pas moins un recueil savoureux, recelant suffisamment de perles et de bons textes pour qu'on en recommande la lecture.