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Les critiques de Bifrost

Millénaire mode d'emploi

James Graham BALLARD
TRISTRAM
384pp - 23,35 €

Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59

Les fictions de J. G. Ballard témoignaient d’un regard extrêmement lucide porté sur le monde contemporain. Les critiques et articles réunis dans Millénaire mode d’emploi, aux excellentes éditions Tristram, non seulement témoignent de la même intelligence, de la même acuité, mais renvoient en plus l’image d’un homme parfaitement aimable, infatigable arpenteur de nos espaces intérieurs, un homme aux enthousiasmes communicatifs et à l’élégance imperturbable de gentleman, courtois jusque dans la démolition. Qu’il éreinte la faune ridicule de Star Wars (« ce qui s’annonce comme un tour de force — la parade des extraterrestres dans le saloon de la planète frontalière — semble une reprise désopilante du Muppet Show, avec ses monstres hirsutes qui grognent et roulent des yeux »), qu’il brosse le portrait d’Andy Warhol (« le Walt Disney de l’ère des amphétamines ») ou qu’il évoque ses « souvenirs de James Joyce » (Ulysse n’est « peut-être pas le plus grand roman, mais c’est certainement la plus grande œuvre de fiction du XXe siècle »), il fait preuve de la même bienveillance. Ballard, sage éminent de la pop culture ? Sans doute. Ce qui ne l’a jamais empêché de s’intéresser à l’essence de son époque, souvent à contre-courant, jusqu’à faire l’éloge de Blue Velvet, des surréalistes, de Sade, de William Burroughs, ou de se lancer dans une admirable critique, parfois ironique, mais au fond très tendre, d’un manuel pratique de sexualité, où Ballard remarque l’incroyable — mais salutaire — décalage entre ce guide suranné, « monument au mariage et à la relation sexuelle monogame, et à la notion quelque peu démodée que le plaisir d’autrui est plus important que le nôtre », et la réalité, plus avide de perversions que d’étreintes platoniques. « Il est très probable, ajoute Ballard avec flegme, que ce n’est pas la contraception qui mettra fin à l’explosion démographique, mais la sodomie. »

Généralement très courts, les textes réunis dans Millénaire mode d’emploi sont en quelque sorte les reflets apaisés, et d’une lumineuse clarté, des fictions expérimentales de La Foire aux atrocités. Si le feuilletage régulier semble l’usage le plus recommandable, une lecture prolongée nous met en contact avec quelques-unes des plus grandes icônes médiatiques du XXe siècle (Dali, Warhol, Hopper, Mae West, Winnie l’Ourson…) et les entrechoque avec l’assassinat de Kennedy, Hiroshima, Kafka, Mesmer, Freud et Einstein, pour esquisser un tableau des plus singuliers, évidemment surréaliste, à la fois étrangement familier (ce millénaire est bien le nôtre) et totalement étranger. C’est que Ballard était un visionnaire. Le modèle suburbain de Shepperton, où il vécut de nombreuses années, était le symbole du monde à venir, constitué d’échangeurs automobiles, de téléviseurs à écran plat et de pulsions.

Olivier NOËL

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