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Les critiques de Bifrost

Mon travail n'est pas terminé

Mon travail n'est pas terminé

Thomas LIGOTTI
MONTS METALLIFERES
22,00 €

Bifrost n° 114

Critique parue en avril 2024 dans Bifrost n° 114

Il est permis de considérer que l’art et la littérature ont vocation à vous éjecter de votre zone de confort, sans quoi ce n’est que divertissement. Ce n’est toutefois pas ce dont il est ici question. Pas vraiment. Ligotti n’interpelle pas ses lecteurs sur un sujet ou un autre avec pour dessein de les faire réfléchir ; il met mal à l’aise. Très. Pour dire le moins – en comparaison, les « Livres de sang » de Clive Barker, c’est Walt Disney !

En ces temps où il est de bon ton de crier à l’invisibilité sociale, Ligotti montre ce qui est véritablement invisible, l’univers du travail. Ou disons qu’en tout cas il essaie. Dans la première partie du roman occupant l’essentiel du présent recueil, on voit des cadres ; on verra aussi des employés – seule la deuxième nouvelle figurera des ouvriers. On y suit le déroulé d’une cabale montée contre un cadre de l’espèce béni-oui-oui qui conduira ce dernier droit sur une voie de garage prétendue promotion (un standard du management), et nanti d’un supérieur hiérarchique tout juste embauché à dessein de le virer. Très bien. Mais Ligotti ne donne pas ici l’impression de bien maîtriser l’environnement auquel il s’attaque. L’ouvrier est rarissime. L’employé n’apparaît que fugitivement, à la marge. La triste condition prolétarienne y est bien exprimée, mais peu le travail en lui-même. On accordera à l’auteur qu’il est difficile d’intéresser au travail en tant que tel, que ce soit à l’usine, à l’atelier ou au bureau, sur le chantier ou au labo, et même d’y introduire quelques fantaisies… Faute de résoudre la quadrature du cercle, Ligotti introduit l’horreur dans le récit. Une horreur sans grand intérêt. Notre héros se voit soudain nanti de pouvoirs surnaturels dont il entend bien user afin de se venger de ceux qui l’ont harcelé et humilié. Un rien trivial, comme le sera la source des fameux pouvoirs…

Tout le livre est empreint d’une misanthropie paroxystique, d’une vision de l’humanité à la noirceur abyssale. Nulle rédemption n’est à attendre chez Thomas Ligotti. On peine, non, on ne parvient pas à imaginer que l’auteur fasse ici œuvre cathartique afin de se séparer de sa « part d’ombre », comme dirait James Ellroy. À lire ce roman, on se vautre dans une sanie immonde. Ligotti nous livre l’une des pires visions qui soit du genre humain. Il voit et montre les gens comme des porcs. Pas de vrais porcs ! Un porc allégorique incarnant la quintessence du mal. La noirceur, chez Ligotti, renvoie à deux idées fortes. La première étant que les êtres vivants – Ligotti étendant le mal, au-delà de l’humanité, à tout ce qui vit – sont des structures dissipatives qui subsistent en consommant une énergie qui ne leur est pas propre, mais prélevée dans leur environnement. L’autre idée, religieuse, renvoie à la conception cathare d’un monde créé par Satan plutôt que par Dieu, où la noirceur serait l’âme éternelle de tout un chacun. L’enfer même exsuderait de nous sur le monde.

Si, dans les quatre nouvelles concluant le volume, la misanthropie n’apparaît pas aussi forcenée que dans le roman, ces récits n’en sont pas moins glauques, souvent trop : ami lecteur, n’oublie pas la mise à distance, ici, elle te sera salutaire. Car si, comme l’écrit Ligotti, « rien en ce monde n’est intolérable », il faut reconnaître que ce livre n’en est pas loin. Et ce n’est d’ailleurs pas l’horreur à proprement parler qui s’avère difficilement supportable ; après tout, elle est plutôt elliptique. Non. C’est bien la vision infernale du travail de l’auteur ; un mépris complaisant pour les damnés de la Terre qui serait comme mérité.

Ligotti jouit d’une réelle reconnaissance, et force est de concéder à l’ouvrage une originalité certaine, servie par une ambition stylistique tenue. Mais le ramage ne se rapporte guère au plumage. Comment peut-on avoir une si abominable vision de l’humanité ? Bien au-delà du pire cynisme, sans la moindre trace d’humour ? Cet étalage d’avilissement complaisant qu’on ne cesse d’éprouver au fil des pages s’avère des plus éprouvant.

Sans doute y a-t-il un public pour Thomas Ligotti. On aura compris que je n’en suis pas.

Jean-Pierre LION

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