Voici venu le temps du grand finale de la trilogie « Trademark », qui arrive à son terme avec la sortie de Mort™, et clôture, après Bonheur™ et Vie™ (cf. critiques in Bifrost 93 et 97), l’étouffante plongée dystopique proposée par Jean Baret. Les univers des deux premiers romans sont ré-exploités et même nommés : Mande-Ville et Algoripolis – nom qui n’étonnera pas qui aura lu la postface au tome 1 signée Dany-Robert Dufour. Ce philosophe est au centre du travail de Baret, qui s’est inspiré d’un essai au titre évocateur, La Situation désespérée du présent me remplit d’espoir, dans lequel Dufour expose les « trois délires politiques mortifères » de ce siècle, et que Jean Baret extrapole au gré de sa féconde imagination. Trois délires, car en sus de Mande-Ville et Algoripolis, un troisième univers vient compléter le tableau Trademark : Babel.
Si la pléonexie de Mande-Ville ne faisait pas l’ombre d’un doute après Bonheur™, l’aspect identitaire d’Algoripolis ne devient saillant que dans l’œil et les discours des sociétés voisines. L’autre quartier, la théo-fasciste Babel, déploie ses lois et pratiques en creux et en miroir de celles de ses consœurs délirantes. C’est avec « plaisir » que l’on retrouve les sociétés des deux premiers tomes, dans des états d’avancement intermédiaires. C’est avec le même « plaisir » que l’on suit l’héroïne des séquences dans Babel, au gré de ses pérégrinations et des variations de sa scramble suit – tenue qui change suivant les croyances du quartier où elle se trouve.
Trois histoires parallèles, donc, suivant trois personnalités très diverses. Rasmiyah, chaos magicienne, préceptrice d’un jeune garçon et qui, par ses yeux, nous présentera les affres de Babel. Xiaomi, journaliste gonzo, marié, un enfant – dont les cours sous forme d’Epic Rap Battles depuis sa chambre vous saouleront à coup sûr autant que le père. Le citoyen DN4n93xw, alias Donald Trompe, de son côté, forme des mots avec les lettres alignées qu’on lui présente, et dispose d’un algorithme personnel, ALGO 616 (ce qui, alphabétiquement, donne FAF). Le facteur X, qui viendra craqueler cette triple monotonie, se nomme la M-Théorie, mystérieuse philosophie se frayant un chemin par-delà les frontières, et qui mettra à rude épreuve les protagonistes, entre opportunisme, crainte et espoir – dans le désordre, parce que Le hasard fait bien les choses™.
Le roulement narratif entre les trois sociétés est constant et constitue la touche finale de l’entreprise de répétition extrême à l’œuvre dans la trilogie. Cette variété permet de limiter l’effet d’étouffement lancinant des deux premiers tomes, et peut servir de porte d’entrée à la prose baretienne.
Restons sur l’aspect répétitif, en évoquant les nouvelles manifestations du « vertige de la liste » de Jean Baret. D’un côté, les interactions de Rasmiyah donnent lieu à des descriptions à la pelle de croyances diverses et variées, le tout sous les auspices de Wikipedia, comme annoncé en exergue. Il en ressort une impression parfois de compilation un peu froide et guère incarnée ou maîtrisée, ce qui se ressent aussi, d’un autre côté, dans des listes de citations que l’on retrouve parfois dans le même ordre sur le net que dans le livre. Autre point un brin rebutant, le choix de vocabulaire, parfois pour le moins étonnant : mahométans, africains, personnes de couleur et black – ces derniers termes montrant une forme de « timidité » que l’on ne connaissait pas à l’auteur.
Mais il ne faut pas confondre Jean Baret avec un auteur qui en a quelque chose à foutre. Il signe ici une sorte de conte cauchemardesque – car comment croire que dans plusieurs siècles les pays et conflits seront les mêmes qu’aujourd’hui, ou que le référentiel de toutes les sociétés ne s’éloigne jamais de nos XXe et XXIe siècles ? –, un apologue crasseux, froid et amer comme la mort. Et ce n’est pas un reproche.
Un mot sur le titre pour finir. Pourquoi Mort™ ? Un personnage nous donne une clé : « Notre compréhension du trépas définit notre organisation sociale. » Faut-il « monétiser, nier ou s’illusionner » sur la mort ? Vous avez trois vies.