Rachel INGALLS
BELFOND
16,00 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
Il était une fois, dans une paisible banlieue américaine, Dorothy une « housewife » un peu plus désespérée que les autres. Aux frustrations de la vie domestique s’ajoutent pour elle les souffrances de la mort d’un fils de trois ans et d’une fausse couche. Une double perte qui a porté un coup quasi fatal au couple qu’elle forme avec Fred : « Si le premier malheur les avait assommés, le second les avait éloignés. » Trompée par un é-poux avec qui elle se contente de cohabiter, Dorothy a la plupart du temps « l’impression d’être morte ». Elle ne reprend fugitivement goût à la vie qu’au contact d’Estelle, une amie aussi libérée qu’elle est aliénée. Jusqu’à ce qu’un jour « une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres » pénètre dans sa cuisine tandis qu’elle prépare le dîner. Capturé par des scientifiques en Amérique latine, cet être étrange a fui l’institut de recherches où il endurait de douloureuses expériences et autres mauvais traitements. Une fois passé le choc de cette rencontre d’un certain type, Dorothy tombe sous le charme de celui qui en réalité ressemble « en tout point aux statues de dieux grecs, si cen’est que sa tête [est] légèrement plus grosse et ronde. » Ne se contentant pas de donner refuge à Larry (il a été nommé ainsi par ses geôliers), Dorothy entame avec lui une intense relation amoureuse…
C’est une sorte de conte que Rachel Ingalls a composé avec Mrs Caliban, un roman paru en 1982 aux États-Unis et enfin traduit en français. Une tonalité qui tient, d’abord, à sa trame narrative entrelaçant ingénieusement des emprunts à des récits traditionnels (La Belle et la Bête, bien évidemment) et à des fables plus contemporaines : les unes littéraires (Le Magicien d’Oz), les autres cinématographiques (L’Étrange Créature du Lac noir). S’inscrivant dans l’univers du conte par ses références, Mrs Caliban en participe encore par son écriture. Adoptant un style simple et fluide, Rachel Ingalls campe un univers dans lequel l’étrange relève d’une manière d’évidence. À la fois fantastique et réaliste, Mrs Caliban use du merveilleux pour embrasser en un même regard critique les questions de la condition féminine, du racisme ou bien encore de l’écologie. Cette réinterprétation intersectionnelle du conte fait écho à la relecture qu’en a effectué Angela Carter, notamment dans La Compagnie des Loups. Un ouvrage dont Mrs Caliban se rapproche encore par son âpreté. Car après avoir débuté sous les auspices d’un enchantement libérateur, la singulière aventure de Dorothy se mue peu à peu en conte cruel au dénouement désespéré…
P.S. : Coïncidence éditoriale, ce roman au titre citant La Tempête de Shakespeare paraît au même moment que Graine de sorcière (Robert Laffont) de Margaret Atwood. Si cette transposition réussie de La Tempête dans une prison canadienne ne relève que de très loin de l’Imaginaire, on en recommandera cependant la lecture aux fans de l’auteure de La Servante écarlate.