Kanishk THAROOR
SEUIL
234pp - 18,50 €
Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88
Voici un très beau recueil de treize nouvelles d’un jeune auteur d’origine indienne de langue anglaise, Kanishk Tharoor, lui-même fils d’un des plus célèbres romanciers indiens de notre époque, Shashi Tharoor. La critique, fidèle à la quatrième de couverture, n’a pas manqué de citer des noms très élogieux (Rushdie, Borges) pour parler de lui… Mais il est probable qu’elle a bien fait. Et voir en de ce recueil une réinvention moderne des Mille et une nuits – quoique de format plus modeste – est tout aussi juste. Mais s’en tenir aux grands modèles serait trahir la profonde originalité de l’écriture…
D’un récit à l’autre, Tharoor mélange avec facilité les sujets, les époques, les situations, les degrés de réalité, les enchâssements de récit : on passe de l’Antiquité grecque et des échanges entre vétérans d’une phalange macédonienne en plein combat aux dons culinaires d’un Oriental, Persan peut-être, engagé au service d’une famille new-yorkaise d’origine italienne, peu de temps avant l’effondrement des Twin Towers ; on glisse des hauteurs d’une station orbitale où se sont réfugiées des Nations Unies qui regardent impuissante la destruction de la Terre aux explorations des confins du monde par Alexandre le Grand, illustrées par quatorze saynètes enluminées ; en ethnographe, on recueille les mots de la dernière locutrice d’une langue presque morte avant d’ouvrir la sacoche incroyable d’un facteur qui contient des lettres d’amour et de conquêtes de toutes les époques ; on écoute un ouvrier indien déstabiliser un photographe de presse dans un étrange dialogue par Skype, puis on se laisse bercer par le monologue intérieur d’un archéologue qui vend au marché noir les trésors d’un ancien peuple disparu, afin de les soustraire à la mort d’un musée ; on reste suspendu à la chute d’un cil d’une jeune émigrée avant d’être doucement grisé par le spectacle d’un éléphant mélancolique s’amusant dans le ressac des vagues nord-africaines…
On le voit, l’imagination ne manque pas et aussi mêlée soit-elle d’une nouvelle à d’une autre, elle reste toujours savamment maîtrisée. Pour autant, le cadre réaliste est assez présent, bon nombre de situations et de personnages semblent tirés du quotidien. Alors, le Bifrostien avide d’imaginaire se sentira-t-il chez lui dans ce recueil de nouvelles ? Je crois que oui : Tharoor nous rejoue savamment le coup de l’estran gement du vieil Occident par un Orient raffiné, sensuel, cruel, et rend notre quotidien fantastique, hanté par une perte des origines et de l’histoire – d’où ces incessants allers et retours dans le temps – et les ressources d’une poésie qui en jaillissent et que l’on peut encore saisir. Il ne s’agit donc pas pour ce brillant écrivain de faire de l’exotisme à bon marché : il nous démontre combien la rencontre imprévue de l’Autre — cet Autre qu’il est lui-même par son histoire et sa culture dans le monde anglo-saxon – nous arrache à nous-mêmes, nous exile et rénove notre regard posé sur le monde, comme on peut le lire dans le récit de ce capitaine russe moribond, bloqué par la banquise avec son brise-glace, et qui voit toute les nationalités le rejoindre une à une dans la stase émerveillée du pôle sud.
Alors ? À lire ! Absolument. D’autant plus que la traduction est de très bonne tenue et sait accompagner avec talent le rythme lent et prenant d’une plume simple et précieuse.
Et à suivre…