On ne présente plus Terry Pratchett, et encore moins ses cultissimes Annales du Disque-monde. On pourra par contre noter, avec regret, que ces derniers temps la qualité de la série semble aller diminuant, malgré quelques sursauts de bon goût de temps à autre (le dernier en date étant probablement le très recommandable Timbré). Restait une question à se poser : le créateur de Rincevent, Mémé Ciredutemps, Vimaire et compagnie était-il capable de faire autre chose que du « Disque-monde » ? C’est que cela faisait un certain temps que l’on ne l’avait pas vu se livrer à autre chose (sur le plan romanesque s’entend), les Johnny Maxwell remontant aux années 1990.
Et voilà donc Nation, premier roman de l’auteur hors « Disque-monde » depuis 1996. Un roman de fantasy, certes, mais à peine, et flirtant, comme souvent chez l’auteur, avec la science-fiction. Un roman qui prend pour cadre, non pas un monde plat reposant sur quatre éléphants portés par une tortue géante, mais un monde tout ce qu’il y a de « normal », et ressemblant à vrai dire énormément au nôtre, sans y être identique pour autant. La carte en début de volume permet de noter quelques différences : on parle ici d’Etat-Réunis et de Russies, l’Australie se voit scindée en deux îles, et, surtout, le Pacifique se voit remplacé par un Grand Océan Pélargique Austral, comptant comme il se doit bon nombre d’îles aux noms tous plus farfelus les uns que les autres, et faisant généralement appel au calendrier, tant l’imagination des « découvreurs » connaît des ratés.
Et parmi ces îles se trouve la Nation. C’est une toute petite île, qui ne figure même pas sur les cartes. Mais c’est une bonne île, avec des forêts, une montagne, des cochons, et surtout de bonnes ancres à dieux toutes blanches, les meilleures. Mau est natif de cette île. C’est encore un garçon au début du roman, mais bientôt ce sera un homme : il lui suffit pour cela de revenir de l’île des garçons, de passer la cérémonie avec le couteau où il ne faut surtout pas crier, et alors ce sera la fête, le banquet, et Mau sera un homme.
Mais alors que Mau est en pleine mer survient une gigantesque vague, un terrible raz-de-marée qui emporte tout. Et quand Mau se retrouve sur sa terre natale, il est seul. Tous les autres sont morts ; il n’y aura pas de banquet, il ne sera jamais un homme. Il n’y a plus de Nation. Comment pourrait-il y avoir une Nation, si Mau est seul ?
… Mais il n’est pas vraiment seul. La vague a repoussé sur l’île la Sweet Judy, un vaisseau anglais, à bord duquel se trouve Ermintrude… pardon, Daphné, héritière de la couronne britannique à condition qu’environ 140 personnes meurent dans des circonstances troubles. Daphné est la seule rescapée du navire. Mau fait bientôt la rencontre de la « fille fantôme », de la fille
« homme-culotte ». La communication est tout d’abord difficile, mais, après quelques malentendus, les deux survivants parviennent à échanger quelques mots. Et deux, ça fait peut-être une Nation ? Ça fait une raison de vivre, en tout cas : ils se sauvent mutuellement.
Le roman se poursuit un temps sur le mode de la robinsonnade (largement inversée, puisque Mau est bien le personnage principal), puis change de cap : il s’agit bel et bien de reconstruire une Nation, alors que des réfugiés d’autres îles, toujours plus nombreux, se rendent auprès de Mau et de Daphné en quête d’un havre de sécurité ; car ils ont entendu parler de la Nation, et de ses ancres à dieux : ils espèrent y trouver une protection contre les pillards cannibales.
Mais Mau, le « jeune démon » ainsi que l’appelle le prêtre Ataba, ne croit plus aux dieux. S’ils existaient vraiment, si les pierres avaient un quelconque effet, si les dieux se souciaient des hommes, alors, comment expliquer la vague ? Mau entre en rébellion, et trouve des éléments à charge contre les dieux ; il trouve même des preuves contre eux, ce qu’Ataba ne saurait supporter. Et il engage une lutte toute particulière avec Locaha, le dieu de la mort, à qui Imo, le créateur, a confié la Terre, monde imparfait…
Car il entend Locaha, de même qu’il entend les grands-pères, guerriers défunts qui ne cessent de le tancer et de réclamer ses services… et leur bière. Et Daphné, la si britannique Daphné, à côtoyer les insulaires, se met un jour à entendre… les grands-mères, ignorées de tout temps.
Et parallèlement, pas loin de 140 personnes connaissent une fin douloureuse, et le père de Daphné est appelé à devenir roi d’Angleterre (au plus tôt, histoire d’éviter des bisbilles centenaires avec, disons, les Français, à tout hasard) ; et il pourrait être bon de retrouver l’héritière…
A la lecture de Nation, on ne peut s’empêcher de se dire que Terry Pratchett a bien fait de s’éloigner pour un temps du Disque-monde. Car on retrouve là l’auteur au sommet de sa forme, dans ce qui constitue sans doute le meilleur de ses ouvrages depuis fort longtemps. Sous ses dehors de fantasy burlesque (on ne se refait pas), Nation est en effet un ouvrage d’une grande richesse, capable de se montrer très grave (les conséquences du raz-de-marée sont traitées avec une justesse rare, totalement exempte de voyeurisme) et très profond, l’air de rien ; en traitant de la religion, de la politique comme de la justice, Nation sait se montrer sagace sans excès de didactisme, sévère mais juste, et tout sauf manichéen. Sous cet angle, il ne manque pas de faire penser à certaines des plus belles réussites de l’auteur, et notamment — parenté thématique oblige — à l’excellent Les Petits Dieux, sans doute le meilleur volume des Annales du Disque-monde. Mais il sait aussi, de manière plus étonnante, se montrer parfois émouvant — voir notamment le joli chapitre final.
C’est aussi, de manière plus classique chez Pratchett, un roman très drôle par moments, bien sûr — même si les véritables éclats de rire sont rares, on est plutôt dans le registre du sourire complice — et tout à fait prenant, malgré un démarrage peut-être un peu lent, passées les premières pages consacrées à la catastrophe, parfaites. On y trouve par ailleurs quelques morceaux de bravoure, de fort belles scènes d’action, et des récits enjoués (par le biais de l’orateur Pilu…).
On ne fera certes pas de Nation une lecture incontournable : Pratchett a ses détracteurs, qui ne seront probablement pas davantage convaincus par ce roman-ci que par les précédents, pour la plupart d’entre eux ; mais les amateurs des Annales du Disque-monde auraient bien tort de faire l’impasse sur ce roman pour la seule raison qu’il ne s’intègre pas dans leur cycle fétiche ; et on le conseillera plus largement à tous ceux qui cherchent une lecture à la fois distrayante et intelligente, faussement « légère », en somme, en ajoutant qu’il peut constituer une bonne introduction à l’œuvre de Terry Pratchett dans ce qu’elle a de plus enthousiasmant.