T. KINGFISHER
VERSO
352pp - 21,90 €
Critique parue en avril 2025 dans Bifrost n° 118
Petite cité-état portuaire, temps des contes de fées. Marra est la troisième fille du couple royal. Sa sœur aînée Damia — en fait une demi-sœur car, oui, il y a une belle-mère — a épousé le prince du Royaume du Nord, Vorling. Un mariage princier comme en rêvent toutes les petites filles, qui s’est hélas conclu par la mort accidentelle de Damia. C’est alors à Kania, la sœur cadette, de prendre la relève en épousant à son tour le nouvellement veuf Vorling.
Mariages politiques dans un cas comme l’autre : Vorling a besoin d’un héritier mâle et la famille de Marra d’une alliance avec un royaume puissant qui la mettrait à l’abri des velléités d’invasion qui travaillent tant le Royaume du Sud que celui du Nord, tous deux convoitant le seul port en eaux profondes disponible « le long d’une côte partagée entre deux royaumes rivaux ».
Conte de fées ou pas, ce n’est pas dans le palais des parents de Marra que commence le roman. Non, c’eut été trop conven-
tionnel. Quand le roman débute, Marra est dans un ossuaire à ciel ouvert, les mains plongées dans des os d’animaux et d’humains, à la recherche d’assez de restes de chiens pour donner vie à un animal d’os !
Étrange activité pour une petite princesse. Voire !
Petite, d’abord, Marra ne l’est plus vraiment. Peu après le mariage de Kania, elle fut envoyée dans un couvent où elle passa des années, « otage » forcée de l’infertilité masculine de sa sœur tant le prince craignait qu’un enfant mâle né de Marra devienne un rival dans les lignes de succession. La jeune fille devait, pour raisons diplomatiques, rester nullipare. Aucun problème. Marra s’épanouit au couvent, ne prononçant jamais ses vœux mais devenant une novice heureuse et appréciée. C’est quand elle découvrit que sa sœur était violentée par le prince — de fait, une belle ordure — qu’elle décida de quitter le couvent et de partir en quête d’un moyen de tuer Vorling pour sauver sa sœur avant qu’il ne soit trop tard. D’où l’ossuaire, entre autres. Car, quittant le couvent en catastrophe, Marra était allée voir une dame-poussière (et sa poule possédée par un démon) pour obtenir le moyen de tuer le prince, et que celle-ci lui avait imposé trois tâches presque impossibles à accomplir en échange de son aide. L’assassinat viendra après…
Nettle and Bone (Hugo 2023 + quelques autres prix) est un conte de fées féministe décalé, drôle, plein d’aventures et jamais pontifiant ; le contraire exact d’un manifeste, ce qui prouve qu’il est possible de faire féministe et pas pénible. Marra réunit autour d’elle une équipe de freaks prêts à risquer leur vie pour l’assister (des alliés, en langage féministe) : la dame-poussière et sa poule maudite, le chien d’os ressuscité, un guerrier revenu d’un sinistre esclavage, et enfin une marraine qui doit contrer ou convaincre la marraine du prince (oui, l’autrice fait de la fonction l’équivalent d’une classe de jeu de rôle, c’est particulièrement bien vu en termes de métaposition). L’étrange équipage de Marra, qui peut évoquer la petite bande que forment Dorothy et ses amis dans le Magicien d’Oz, vole d’aventure en aventure, de péril en péril, de sacrifice personnel en sacrifice personnel pour sauver une femme clairement menacée de mort. Des amitiés et même une histoire d’amour, voulue et respectueuse, celle-ci, naîtront durant cette équipée. Y survivront-elles ?
Maternité, rôle reproducteur dévolu aux femmes, mariages politiques arrangés, violences conjugales, l’autrice aborde toutes ces questions sans aucune lourdeur, au fil d’une aventure enlevée qui réunit des archétypes pour mieux les pervertir. Elle la situe dans un de ces non-lieux (bien loin des terres de fantasy avec cartes géographiques) qui sont ceux des contes, avec un monde limité à Royaume du Nord, Royaume du Sud, Cité-état portuaire, auxquels s’ajoutent un marché de gobelins (exotique et périlleux), des terres boursouflées (maudites) et des souterrains terrifiants peuplés de morts anciens (lieu d’une expédition aussi dangereuse et capitale que celle d’Indiana Jones dans Le Temple maudit). Elle emmène son lecteur avec rythme, sérieux et légèreté à la fois, sur un chemin qui voit une princesse sortir de son rôle traditionnel pour devenir une héroïne capable de faire le nécessaire pour débarrasser le monde d’un monstre qui a pourtant des traits aimables en compagnie de comparses hauts en couleurs et attachants. Une lecture des plus recommandables.