Dernière publication en date de l’auteure de La Servante écarlate, ces Neuf contes apparemment disparates dressent en réalité un passionnant panorama de son œuvre. Relevant des littératures de l’Imaginaire à une exception près – « Matelas de pierre » est une histoire criminelle –, ces nouvelles viennent notamment souligner la vision atwoodienne des genres chers à Bifrost.
Trois d’entre elles témoignent ainsi du goût de l’écrivaine pour un certain réalisme fantastique. « Lusus naturae » a pour narratrice une jeune femme frappée d’une maladie aux conséquences singulières. Non seulement affublée d’une paire d’yeux jaunes et d’une considérable pilosité, l’héroïne se nourrit avant tout de sang. Ce mal – la porphyrie, comme le suggère quelques indices – la condamne à une existence cloîtrée et finalement tragique, ramassée en une dizaine de pages d’un gothique évoquant celui de Shirley Jackson. TelNous avons toujours vécu au château, « Lusus naturae » fait épouser le point de vue du « monstre », interrogeant ainsi de manière empathique la supposée normalité… D’une tonalité moins sombre mais pas moins inquiétante, « Le Marié lyophilisé» et « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » participent encore de cet excitant métissage entre réalisme et étrange. Ces textes adoptent d’abord un regard documentaire et ironique. « Le Marié lyophilisé » s’ouvre sur les affres conjugales et professionnelles d’un brocanteur de Toronto. « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » décrit quant à lui le quotidien domestique et sentimental d’un trio de Canadiennes sexagénaires. Mais émaillée de notations bizarres, l’écriture sape peu à peu ces réels. Et ce jusqu’à ce qu’un événement insolite fasse basculer ces récits dans un fantastique composite. « Le Marié lyophilisé » réinterprète ainsi la figure de Barbe-Bleue en l’associant à celle du succube, en un geste évoquant Angela Carter. « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » mêle pour sa part onirisme divinatoire et vengeance post-mortem… Se projetant dans un futur tout proche, « Les Vieux au feu » illustre la veine dystopique de Margaret Atwood. On y découvre Wilma, la pensionnaire d’une maison de retraite de luxe, un univers là encore précisément documenté. Mais outre les assauts du temps se traduisant par de surprenantes hallucinations, Wilma doit affronter ceux de « Notre Tour », un mouvement radicalement gérontophobe pratiquant l’extermination des personnes âgées au nom de la survie des plus jeunes. Marqué par un humour noir rappelant celui de C’est le cœur qui lâche en dernier, « Les Vieux au feu » dessine un futur aussi effrayant que la « Trilogie MaddAddam » (cf. T1, T2 et T3)… Enfin, un ensemble de contes réunissant« Alphinland », « Revenante», « La Dame en noir » et « La Main morte t’aime » explore la fabrique des littératures de l’Imaginaire. Les trois premiers ont pour héroïne Constance, créatrice de Alphinland, un cycle de fantasy à succès ayant fait d’elle une auteure culte. Un statut que partage Jack l’auteur de La Main morte t’aime, un classique du roman d’horreur adulé par des générations de fans. Les nouvelles dévolues à ces sortes d’alter-egos de Ursula K. Le Guin et de Stephen King brossent un tableau du métier d’écrivain. Parfois acides quant à ce dernier, ces nouvelles en affirment aussi le formidable pouvoir émancipateur. Car, comme l’ensemble des Neuf contes, elles illustrent la conviction de Margaret Atwood que les littératures de l’Imaginaire peuvent rendre meilleures aussi bien celles et ceux qui les écrivent que leurs lecteurs et lectrices.