États-Unis, quelque part près de la côte de l’Oregon, maintenant ou disons dans cinq minutes. Adam Dearden est admis à Normal Head, institution établie dans une forêt expérimentale à l’abri des regards. L’endroit est spécialisé dans le soin des « gens qui ontessayé de regarderdans l’avenir pour tenter de sauver lemonde et que cela a rendu fous ». Dearden souffre d’incontinence émotionnelle, d’hyperconcentration et d’impossibilité de s’exprimer. Sans compter qu’il est le concepteur de l’« attaque plongeante » qui semble peser lourd sur sa conscience.
Les patients sont divisés en deux groupes, répartis selon une démarcation au sol : les veilleurs stratégiques (en gros, les donateurs et concepteurs qui agissent dans le présent) et les prospectivistes (pour l’essentiel, espions et think tank). Tous ont l’espoir, si un jour ils vont mieux, de gagner les habitations modulaires de la Préparation, sorte de programme antichambre avant la libération et où les conditions sont assouplies. Notamment par l’accès au Net, qui manque à l’ensemble des internés, bien plus que l’extérieur. Le soir même de son arrivée, Dearden est confronté à une énigme en chambre close : un patient enfermé dans ses quartiers a disparu, laissant à la place une nuée de mouches…
D’entrée, Normal évoque cette anecdote authentique : Kurt Gödel, génial logicien mais complètement cintré, avait pour thérapeute un ancien clown dadaïste. Le troisième roman de Warren Ellis répond aux exigences classiques du théâtre : unités de temps, de lieu et d’action. Toutefois, au sein de cette contrainte imposée, le romancier donne sa pleine démesure. L’institution de soin est établie sur un ancien site dont le concepteur est devenu fou en 1913. L’endroit est largement financé par les employeurs des « sondes humaines », l’équivalent de kleenex que l’on jette une fois usés. Leur médecin, le docteur Murgu, a le mérite de l’explicite dans l’efficacité du diagnostic : « Vous êtes tous tarés. » De fait, la galerie des patients est haute en couleurs, entre l’urbaniste Lela Charron, Clough et surtout Jasmin Bulat qui écoute la sagesse de ses intestins. Paradoxalement, tous ceux qui ont tenté d’envisager un futur collectif sont emprisonnés dans un solipsisme stérile. Leur conception du bien-être est de la bonne nourriture, des tonnes de DVD et personne pour les joindre par téléphone. Soit l’idéal geek, ce qu’annonçait déjà Warren Ellis dans Gun machine – « Je ne veux pas faire partie de la vie des gens. »
Car Normal se situe dans la continuité de ses précédents romans, prenant le relais de la nostalgie du passé, illusoire avec Artères souterraines et sa recherche du manuscrit original de la Constitution ; avérée par contre dans la tradition amérindienne qui vient perturber l’efficace thriller Gun machine (qui partage d’ailleurs un segment narratif avec la relance de Moon Knight assurée par Ellis pour Marvel).
Ici, le romancier multiplie les constats sur l’avenir immédiat et le futur : « Je ne veux pas voir la fin du futur » ; « Que reste-t-il à faire lorsqu’il n’y a plus d’avenir à prévoir ? » ; « Le problème avec l’avenir, c’est qu’il advient que l’on soit là ou pas » ; « C’est toujours ainsi que le futur survient. On ne le remarque pas avant de se le prendre dans la gueule. »
Davantage qu’un constat du présent, Normal évoque une présence, celle d’une rumeur, comme un bruit blanc. L’idée que, constamment soumis à la surveillance, nous devenons aveugles. Le tout servi par une traduction fluide et efficace de Laurent Queyssi.
Un roman absolument nécessaire, qui ronge l’esprit avec l’efficacité d’un mème.