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Les critiques de Bifrost

Nos frères inattendus

Amin MAALOUF
LIVRE DE POCHE
7,90 €

Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109

Un futur proche, presque immédiat. Le Président des États-Unis est un gentil branquignol, des irresponsables jouent un peu partout avec des armes nucléaires, une explosion se produit sur le sol américain. Déclaration de guerre, acte terroriste, « déflagration accidentelle » ? On ne le saura pas, mais qu’importe ? Au moment où le Président donne à son tour l’ordre d’attaquer, tout s’éteint. Plus d’électricité, plus de radio, plus rien : l’ordre ne sera jamais transmis. Pour le meilleur ou pour le pire, les Amis d’Empédocle ont pris en main le destin de la planète. Leur supériorité technologique, de « tunnels de la guérison » en rayons paralysants, leur en donne les moyens. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Devenir nos « tuteurs » ? Nos maîtres ?

Revenant, trente ans après Le Premier siècle après Béatrice (1992), à une science-fiction très soft, Amin Maalouf nous raconte ces événements géopolitiques du point de vue intimiste de deux personnages isolés sur une petite île : Alec, le dessinateur de presse, et Ève, auteur désabusé d’un roman à succès déjà ancien. Lui s’inquiète de l’avenir de l’humanité, appelée à devenir « une espèce inférieure, un dernier brouillon de la création » ; elle se réjouit des mutations à venir. Empédocle d’Agrigente, on s’en souvient peut-être, s’est jeté dans l’Etna. Ou pas ? Il ne restait qu’une sandale pour en témoigner…

Dans la pensée d’Empédocle, l’existence, celle des individus comme de la société tout entière, est par essence un état mixte, tendant tantôt vers l’unité et tantôt vers le morcellement, la « multitude ». À la promesse du pouvoir sur la Nature, fruit du savoir universel, qui conclut aussi bien Nos Frères inattendus que le De la Nature du philosophe, s’oppose la malédiction de l’exil et de la haine, de la fascination pour la destruction et le feu de ses Purifications.

Combinant malicieusement limpidité stylistique et érudition profonde, notre Académicien réussit à renouveler le thème, pourtant des plus classiques en SF, du coût psychologique et social de la présence de surhommes parmi nous. Mais là où ligne de partage était individuelle, biologique chez Jarry (Le Surmâle, 1902) ou idéologique chez Heinlein (par exemple dans le diptyque « Gulf » / Vendredi, 1949/1982), elle devient largement collective et culturelle chez Maalouf.

Comment l’Occident, tout pénétré de sa modernité, gérerait-il l’irruption d’une culture plus moderne encore ? Amin Maalouf avait consacré plusieurs essais, des Croisades vues par les arabes (1983) aux Identités meurtrières (1998), au pas de côté nécessaire à l’appropriation de ce type de choc culturel. Nos Frères inattendus en met en récit toute la difficulté et les paradoxes, ostensiblement incarnés dans ses personnages principaux ; mais c’est peut-être bien plutôt dans les personnages secondaires, comme Adrienne, la filleule d’Alec, médecin fermement décidée à se retrousser les manches sans se poser trop de questions pour s’ouvrir aux nouveaux savoirs, que résident les débuts de solutions suggérés par Maalouf. Sense of wonder, suspension d’incrédulité… Qui sait, peut-être les amateurs de SF ne sont-ils pas les plus mal placés pour affronter la fin de l(a) (pré-)histoire !

Éric PICHOLLE

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