Des hordes d’Africains déferlent sur l’Angleterre, migrants démunis mais bien décidés à s’y implanter, quitte à employer la force et déloger les habitants de leur demeure. Face à l’ampleur de l’invasion et à la situation précaire de miséreux affamés fuyant un continent que des radiations rendent désormais inhabitable, les autorités demeurent impuissantes ; les initiatives privées voient des groupes informels organiser leur survie à l’écart des envahisseurs, mais aussi des factions plus intolérantes organiser une résistance active.
La catastrophe est narrée par un père de famille fuyant face à l’avancée des Afrims au lieu de se rallier au comité de défense du quartier. Son errance avec sa femme Isobel et sa fille Sally permet de dresser l’état des lieux d’un pays en proie au chaos : camp d’accueil de réfugiés, nomades organisant leur survie, villes fermées restreignant les accès. Le point de vue est celui d’un anonyme sans conscience politique, qui se laisse porter par les évènements sans jamais s’impliquer, et dont la vie est à l’image de son manque d’envergure. Il n’est plus très attaché à sa femme, qu’il trompait avant l’invasion tout en restant persuadé de l’aimer, mais tient énormément à sa fille. Paradoxalement, son affection grandit lorsque toutes deux sont enlevées par les Afrims et que leur délivrance donne désormais un sens à sa vie. Malgré son égoïste neutralité, il se montre toutefois dénué de racisme et respectueux de la dignité humaine, admettant sur le sol britannique la présence des Noirs qui n’ont plus d’endroit où vivre ; mais ses généreux principes sont mis en balance par la situation qui réclame de sa part un engagement clair et ferme.
Cette foncière irrésolution est renforcée par l’absence d’informations permettant d’avoir une vue d’ensemble claire et stable. Ce qu’il s’est exactement passé sur le continent africain, on ne le saura pas. Le narrateur glane des renseignements sans avoir de certitude quant à leur exactitude ou leur durée de validité. Les données sont délivrées brut de décoffrage, au fil de l’errance, à la façon d’un puzzle qui sollicite la participation du lecteur. Celui-ci est encore désarçonné par l’absence de repères chronologiques : quatre lignes temporelles se déroulent conjointement, celle du narrateur solitaire mêlé à un groupe nomade, celle de son errance en compagnie d’Isobel et Sally, celle de son quotidien précédant l’invasion, enfin une série de souvenirs plus anciens remontant à son enfance, qui achève de bros-ser son portrait psychologique. Les passages d’une époque à une autre ne sont pas signalés par des indications temporelles mais se déduisent du contexte, ce qui favorise l’identification du lecteur avec le narrateur en lui faisant éprouver une désorientation similaire.
La narration classique a ac-coutumé le lecteur à un espace stable et des enjeux clairs. Dans son dernier roman, Les Insulaires, Christopher Priest s’était affranchi de ces codes en racontant l’histoire à partir des lieux plutôt que des personnages. On se rend compte qu’il avait déjà entrepris à ses débuts de briser la linéarité de la narration en bousculant la chronologie.
Car Notre île sombre est la réécriture de son deuxième roman, Le Rat blanc, que l’auteur avait écrit en 1971, dans l’esprit des romans-catastrophes britanniques, à la suite de John Wyndham ou John Christopher. Dans sa préface, Christopher Priest justifie la révision par des comptes-rendus l’ayant alternativement rangé parmi les agitateurs de gauche ou les extrémistes de droite, selon les opinions du critique. C’est pour éviter cette lecture politique qu’il s’est efforcé de gommer toute connotation à charge, tout en améliorant l’écriture au passage, métier oblige. Une lecture simultanée des deux versions montre des modifications très superficielles (bien des phrases restent identiques) qui ne vont pas particulièrement dans le sens de la neutralité, mais dissipent au contraire les ambiguïtés susceptibles de faire du narrateur un intolérant ou un raciste. Les changements minimes n’en radicalisent pas moins les opinions des protagonistes. La critique d’un gouvernement conservateur est plus affirmée et la position très progressiste et humanitaire qu’adopte Priest souligne davantage l’ironie qu’il y a à décrire l’invasion irréversible d’une puissance coloniale.
Ce récit-catastrophe vu par le petit bout de la lorgnette est avant tout illustré par la catastrophe individuelle de cette famille jetée dans la tourmente. Priest a décrit avec beaucoup de subtilité les faiblesses de ses personnages, victimes de décisions politiques qui restent extérieures au récit et que chacun pourra élaborer à sa guise. La première version, rédigée avant l’âge de trente ans, montre les ambitions et le talent littéraires dont l’auteur faisait déjà preuve. Plus de quarante ans plus tard, le roman n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence — il est même d’une actualité plus brûlante que jamais.