Mariana ENRIQUEZ
LE SOUS-SOL
25,00 €
Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105
Cela commence comme un road movie argentin : le père, Juan, emmène son très jeune fils Gaspar sur la route, ils fuient, mais quoi ? Ils ont une idée d’où s’abriter mais y arriveront-ils ? La mère, Rosario, est morte en de violentes conditions. Juan est malade du cœur depuis sa plus jeune enfance et son état de santé se détériore. Son fils commence à voir des morts. Il tient son don de son père, medium d’une mystérieuse organisation qui voue un culte à l’Obscurité, puissance maléfique et cruelle, avide de chair humaine. Juan est épuisé par l’exercice de ses talents de medium, et il veut soustraire son fils au destin que lui réserve le don qu’il lui a transmis. Mais comment s’y prendre ? Gaspar grandit, son père décline, et il faudra bien des excursus et des retours en arrière, au XIXe siècle pour comprendre comment ces deux personnages se sont trouvés dans cette situation, avant que le jeune homme ne scelle son sort.
Bien que le volume soit très épais, difficile d’en dire plus sur l’intrigue sans la déflorer, mais l’ambition littéraire est grande pour Marian Enriquez, après un recueil de nouvelles très remarqué, Ce que nous avons perdu dans le feu (traduit en français par les éditions du Sous-Sol et réédité en format poche cette année aux éditions Points). Notre part de nuit est un livre somme, où Histoire et fiction se mêlent au sein d’un dispositif narratif soigné qui fait voyager le lecteur à travers les XIXe et XXe siècles, et certains de leurs épisodes historiques les plus cruels, que ce soit en Argentine, lors de sa dictature et de ses révolutions, dans le Londres des années 70 ou encore au Nigeria de l'époque coloniale, tout en multipliant les points de vue. Ce sont non seulement les horreurs de la guerre mais aussi l’histoire des luttes contre les oppressions sociales qui sont convoquées : lutte des femmes contre le patriarcat, des enfants contre leurs agresseurs, des gays contre une société qui les maltraite. C’est, pour ainsi dire, une sorte d’étiologie du mal dans notre monde à laquelle se livre Mariana Enriquez, et les déchaînements présentés dans les scènes fantastiques résonnent familièrement avec les excès de rage des temps modernes. L’imagination est vive, la précision souvent chirurgicale, mais sans complaisance qui alourdirait le propos, et c’est ce qui peut faire la différence avec L’Échiquier du mal de Dan Simmons, par exemple. Par le talent, on pense bien sûr à Stephen King, H. P. Lovecraft, Richard Matheson, mais aussi à Borges, ou encore à Saer. Le substrat ethnologique sur la sorcellerie et la magie noire en Amérique latine mais aussi en Europe contribue à donner au livre son exactitude romanesque. Le malaise qui hante les personnages sans relâche rappelle bien évidemment les grands romans noirs, et il se mâtine d’une relation père-fils profonde et subtilement composée, tissée de malentendus, d’intentions indicibles, d’un véritable amour partagé. Notre part de nuit veut embrasser exactement la complexité de la vie et plus particulièrement de l’histoire récente de notre monde, sans renoncer aux puissances de la fiction fantastique. Et on finit par palper du réel sous l’étoffe effrayante : c’est l’essence de l’horreur que nous distille là Mariana Enriquez.