Dans le futur de D-503, tout le monde porte un numéro. Dans le futur de D-503, toute la société est régie par les chiffres : chaque action est inscrite dans les Tables du Temps, qui lui octroient durée et périodicité, lesquelles sont inamovibles. Tout a été ainsi édicté dans un seul but : l’atteinte du bonheur perpétuel. La liberté, c’est la porte ouverte aux questionnements, à l’instabilité : la liberté, c’est le chaos. Alors, plus rien n’est laissé au hasard, même les relations sexuelles sont régies par des lois strictes : chacun a le droit à chacune (et vice versa), aussi on fait son choix et la personne choisie ne peut se défiler. Il va sans dire que, dans cette société, seule la communauté a son identité, ses membres en sont interchangeables. D-503 est ingénieur, il participe à la construction de l’Intégrale, un vaisseau spatial censé aller à la découverte d’autres mondes. D-503 est donc un parfait rouage de la société… jusqu’à ce que, au milieu de ses équations, se profile un X, synonyme d’inconnu, sous la forme d’une femme extrêmement attirante, I-330.
Evgueni Zamiatine, à l’aube des années 20, allait écrire l’une des plus grandes dystopies du XXe siècle, avant qu’Huxley et Orwell ne s’emparent de la thématique. On retrouve dans Nous le rouleau compresseur qu’est la société, la figure écrasante du Bienfaiteur tel le Big Brother de 1984, et évidemment la tentative de révolte du protagoniste, d’abord suiveur, puis leader. Alors qu’il n’était au début qu’un pâle quidam, D-503, à mesure que s’effondrent ses certitudes et qu’il entraperçoit les manquements, acquiert son indépendance d’esprit. Mais les racines de sa société s’ancrent fermement en lui – à plus forte raison parce qu’en sa qualité d’ingénieur, il vit dans un monde de chiffres qu’il ne considère donc pas comme une contrainte –, et il lui faudra lutter pour s’en défaire.
Écrit sous forme d’un journal intime, le roman fut d’abord traduit en français en 1929 par B. Cauvet-Duhamel (a priori d’après l’édition anglaise), lequel avait utilisé la narration au passé. Actes Sud publie en 2017 une nouvelle traduction, signée Hélène Henry, qui s’appuie sur le texte original et le remet donc au présent, changeant légèrement le titre au passage. Le livre y gagne en puissance, en fièvre révolutionnaire, mais y perd en lisibilité. Curieusement, pour une traduction de 2017, le style fait très daté. On ne saurait remettre en question les efforts de la traductrice (on espère juste que ça n’est pas elle qui a eu cette idée saugrenue d’abreuver son texte de tirets cadratins insupportables), mais, à titre personnel, j’ai commencé le texte dans son édition 2017 avant de le terminer dans son édition de 1929… La traduction de Cauvet-Duhamel étant toujours disponible dans la collection « L’Imaginaire » de Gallimard, sous le titre Nous autres, donc, à vous de voir si vous privilégierez fidélité ou lisibilité (la formule idéale étant sans doute de mélanger les deux).
Qu’à cela ne tienne, Nous / Nous autres s’avère une dystopie classique, bien moins connue que Le Meilleur des Mondes ou 1984, mais tout aussi implacable, tout aussi forte – incontournable, en somme.