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Les critiques de Bifrost

Nuigrave

Lorris MURAIL
ROBERT LAFFONT
336pp - 21,00 €

Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57

Sur le point d'embarquer pour une mission en Egypte, Arthur Blond fait la désagréable expérience d'un contrôle de police inopiné. Comme la perspective d'un voyage aérien le rend toujours nerveux, il a utilisé un patch à la nicotine pour apaiser son angoisse. Mais sa qualité de fonctionnaire à l'OERP (l'Office Européen de Restitution Patrimoniale) ne le dispense pas de respecter la législation, en particulier celle proscrivant le tabagisme. Arthur ne partira donc pas en Egypte, du moins pas tout de suite…

Nuigrave commence à la manière d'un thriller d'espionnage, affichant tous les attributs de ce genre de récit : double-jeu des divers protagonistes, enquête jalonnée de quelques courses-poursuites, meurtres et enlèvements. Un thriller dont cadre et contexte auraient été légèrement décalés dans le futur. Rassurons immédiatement les éventuels lecteurs : le propos de Lorris Murail ne se cantonne heureusement pas à une énième transposition dans l'avenir des procédés éprouvés (et éprouvants) de l'espionnite aiguë. La critique sociale ne tarde pas à surgir sur le devant de la scène, nous renvoyant à nos dérives contemporaines dans la plus pure tradition de la satire politique. Les mésaventures d'Arthur Blond constituent le fil directeur d'un roman ne se limitant pas à une succession de péripéties, comme on le croit faussement au début. Son point de vue nous permet de décrypter progressivement les enjeux géopolitiques et sociétaux de cet avenir, interrogeant notre rapport présent au monde et à autrui. Sur ce point, le quotidien d'Arthur Blond poursuit la logique du nôtre. On y prône avec autant de zèle le culte de la sécurité, multipliant les entraves à la liberté pour le plus grand bien de tous. On y vénère l'éphémère, le faux, la vitesse, l'information volatile en pratiquant la versatilité comme ligne de vie. On s'y déleste de son Histoire, de sa culture, de sa mémoire contre davantage de sûreté et de confort.

« Nous vivons un Alzheimer social, m'affirma Melchior. Une perte de mémoire collective, une déculturation. Les peintres gribouillent, les musiciens émettent des bruits de moteur d'avion, les poètes éructent des borborygmes et des onomatopées. (…) Pas du tout. Nous avons besoin de nous libérer de notre passé, de notre vieille culture, pour retrouver le bon tempo, celui de la jeunesse. La civilisation nouvelle sera bâtie sur des décombres, comme toujours. »

Quid du « Sud » ? Il poursuit sa désagrégation générant son comptant de perdants. Et pendant que les nantis continuent de vivre dans leur prison dorée, des « jungles » fruit d'une immigration sans cesse renouvelée, zones ouvertes à tous les trafics, peuplées par une mosaïque de peuples apatrides et de religions sans attache, prolifèrent et prospèrent irrésistiblement. Plus loin, le Proche-Orient continue son processus de balkanisation, s'enfonçant dans le chaos et l'horreur jusqu'à nier son passé millénaire. Des raisons d'espérer ?

« Il y a des gens qui vous trahissent mais sur qui on peut toujours compter quand même. La vie est compliquée. »,

Ecrit dans un registre politiquement incorrect, Nuigrave ne néglige pas le facteur humain. Tiraillés entre leurs certitudes et leurs doutes, les personnages oscillent entre regrets et mélancolie. Peu à peu, par-delà la critique sociale se dessine une réflexion sur la mémoire et la conscience. En renouant avec un amour de jeunesse, Arthur Blond entre en possession des deux derniers plants de coarcine, une plante amazonienne en voie de disparition, dont on tire le TTC : un dérivé permettant de ralentir le métabolisme. Un principe actif ne manquant pas d'attirer de nombreuses convoitises.

Par ailleurs, la substance provoque une modification de la perception du temps, dilatant la mémoire et bouleversant son ordonnancement.

« La mémoire fait naître une infinité de possibles. »

Toutefois, Lorris Murail délaisse l'approche dickienne des univers gigognes pour celle plus classique du temps retrouvé, des souvenirs embellis par la nostalgie. Une thématique lorgnant davantage du côté de Proust.

« Peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle un phénomène de mémoire ? »

Ecrivain rare, au propos d'une grande intelligence et à la plume incontestablement élégante, Lorris Murail nous dresse un portrait désabusé des méfaits de l'humanité. Quelque part entre À l'Est de la vie de Brian Aldiss et Les Murailles de Jéricho d'Edward Whittemore, Nuigrave suscite à la fois l'émotion et le vertige. De quoi fêter dignement les quarante ans de la collection « Ailleurs & demain ».

Laurent LELEU

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