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Les critiques de Bifrost

Nuigrave

Nuigrave

Lorris MURAIL
ROBERT LAFFONT
336pp - 21,00 €

Bifrost n° 72

Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72

2030. Trahi par son addiction au tabac et sa peur de l’avion, Arthur Blond, rétroarchéologue, rate son vol pour l’Egypte. Il devait y inspecter l’obélisque de la Concorde, brisé accidentellement après sa restitution par la France. Non content d’avoir conclu sa mission avant même de l’avoir commencée, et d’avoir attiré l’attention d’une police française qui ne plaisante pas avec les accros à la nicotine, il plonge, sans le vouloir et par la grâce de l’amour vestigial qu’il croit ressentir pour son ex-compagne venue se faire tuer près de lui, au cœur d’une machination internationale qui l’amènera, pour protéger les deux derniers plants d’un végétal amazonien rare, à se cacher dans la plus internationale des zones de France, le Petit Kosovo. Car de cette plante, on peut tirer une drogue aux multiples applications, et s’affrontent pour elle ceux qui veulent l’utiliser et ceux qui veulent la détruire.

Nuigrave décrit un avenir qui ressemble à ce que le nôtre pourrait être. L’hygiénisme y est devenu dominant dans un monde vieillissant, l’interdiction totale de la nicotine en étant le symptôme le plus visible. Parallèlement, nonobstant un discours écologiste de bon aloi, on continue allègrement à gaspiller des ressources pour entretenir des bars glacés et la grande mode est, pour les femmes, d’arborer un perpétuel ventre de cinq mois, tant il est excitant d’avoir l’air enceinte dans un monde définitivement conquis par l’admiration pour les « mamans ».

Sur le plan géopolitique, le Sud est en passe de prendre sa revanche sur un Nord fatigué perclus de rhumatismes ; restitution des œuvres d’art pillées (et même données, comme l’obélisque), « désimmigration » par laquelle les hommes suivent le même chemin retour que les œuvres, apparition des Emirs, ces Arabes « blanchis » qui ont pris le pouvoir dans une grande partie du Moyen-Orient, en utilisant leur fortune pour acheter des armées privées et s’offrir par la Bourse une bonne partie de l’économie occidentale. Sauf que l’Orient est encore plus compliqué que ne le supposait De Gaulle, et les Emirs s’y heurtent aux arabes, plus ou moins islamistes, réactivant apparemment, un siècle après Aflak (deux siècles après la Nahda) et Hassan al Banna, la querelle entre panarabistes et panislamistes. Mais les Emirs sont-ils autre chose que des ploutocrates sans attache, avatars d’une puissance financière qui a changé de camp ?

Le Nord, en déshérence, se souvient de ce qu’il fut et sombre lentement dans la grande vieillesse. Le désespoir de voir le temps couler de plus en plus vite, poussé par le poids écrasant des souvenirs, y rend infiniment séduisant un produit qui promet de le ralentir. Ses feux mourants attirent néanmoins, pour quelques temps encore, les plus misérables des misérables. Immigrés fuyant la pauvreté de leur pays, « nettoyés ethniques » victimes de l’effondrement des Etats nations dans un monde où chaque groupe revendique « son » nationalisme, y compris sur un territoire grand comme un timbre-poste, tous se retrouvent dans des camps en Occident. En France, le Petit Kosovo est un distillat de toute la misère du monde. Il est facile de s’y cacher, facile aussi d’y mourir, ignoré de tous. C’est là qu’Arthur se réfugiera, c’est de là qu’il commencera à éclaircir les évènements, c’est là qu’il reviendra quand tout aura été accompli.

Vu à travers les yeux d’Arthur, le récit de Nuigrave est d’abord obscur. Balloté dans une histoire qu’il ne comprend pas, notre héros (?) est bien en peine d’éclairer le lecteur. Peu à peu, toutefois, sa compréhension progresse, à l’instar de celle du lecteur, justement, jamais abandonné à lui-même. In-complétude des informations disponibles, souvenirs douteux de la paramnésie, l’éche-veau est difficile à démêler, pour Arthur comme pour nous, mais patience et attention font le travail d’éclaircissement.

Très écrit, Nuigrave jouit d’un tempo syncopé, heurté, et d’une prose souvent el-liptique. Déroutant au début, ce style donne son rythme particulier au roman et traduit fort bien les raccourcis d’une pensée en mouvement qui saute de point d’intérêt en point d’intérêt sans chercher à tout décrire. Cette pensée, c’est celle d’Arthur, dont le lecteur est le spectateur mais également le double, tant le personnage voit de choses aussi par les yeux des autres, et tant la compréhension leur arrive simultanément.

Un très bon livre.

Éric JENTILE

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