Ceux qui ont souffert feront souffrir. On n'échappe pas à cette fatalité sauf au prix d'une psychanalyse, ce remue-merde où il faut souffrir à nouveau et de façon volontaire ce qui avait été naguère subi.
Kantor Ferrier est le fils du gourou de l'Ordre du Fer Divin, Fercaël, un sadique assoiffé de pouvoir et de violence. Kantor est l'un des deux rescapés de l'OFD, en lequel on peut voir un démarquage du « Temple Solaire », avec Valesco, l'âme damnée de son père. De Fercaël, il a hérité d'un terrible pouvoir psychique qui lui permet de manipuler tout un chacun à sa guise… Finalement, sa tante, Muriel, le prend sous son aile pour tenter de lui offrir une vie normale mais, à cause des traumatismes qu'il a subis et de son pouvoir, il reste solitaire et ombrageux.
Ce ne sont là que les prémices d'une œuvre brillante, multiple et riche, un roman où se mêlent poésie et dureté. Car Nuit de colère est un livre âpre, parfois même insupportable. D'autant plus que Francis Berthelot n'en fait pas trop. Les descriptions des horreurs dues à Fercaël sont minimalistes et sans fard. Il n'y a aucune complaisance à l'égard de la violence et du sadisme du gourou.
Nuit de colère est donc un roman sur la violence. Pour servir son discours, Francis Berthelot tient la gageure de mettre en scène un intellectuel de tout premier ordre, Yann Angernal, et ce de façon crédible. Berthelot ose nous introduire dans l'œuvre et la réflexion de cet homme, philosophe et psychanalyste, qui a travaillé sur la tyrannie et la barbarie. Oser est une chose, réussir en est une autre, mais c'est haut la main que Berthelot passe l'épreuve. Les travaux du personnage servent ainsi le roman sans pour autant l'alourdir de pesantes digressions.
En dépit des éléments fantastiques mis en place, Nuit de colère est un roman de littérature générale. Celle-ci, à l'instar des littératures de genre, peut se décliner selon les canons du divertissements ou ceux d'un regard critique sur le monde. Nuit de colère est riche de ce regard sur la généalogie de la violence. Un regard auquel ne cesse de faire pendant celui de Kantor, qui lui permet de percevoir l'espace mental d'autrui sous l'aspect d'un paysage de végétaux qu'il peut tailler à son gré. On est cependant loin, bien loin, d'un livre tel que L'Échiquier du mal de Dan Simmons. Si l'un comme l'autre se penchent sur le mal que peut engendrer pareil pouvoir, Berthelot délaisse le registre de l'action — ce qui ne veut pas dire que son livre manque de rythme, au contraire — et se consacre à ses personnages dans un registre intimiste plutôt que de poser sur la question un regard social, politique et historique.
Berthelot s'intéresse à la place du père dans la constitution d'un être. Une place qui se retrouve au cœur du roman. Au rapport entre Fercaël et Kantor, il oppose celui non moins destructeur entre Yann Angernal et son fils Octave, qui se vit comme nié par l'éclat solaire de son père. Fercaël était un anti-père dont l'arbitraire aléatoire ne saurait dire la Loi, ne pouvant qu'engendrer soumission, haine et ressentiments, les ferments de la violence. Au sortir de ce chaos, Kantor s'est restructuré auprès de Yann Angernal, mais la mort accidentelle trop tôt survenue de celui-ci va le replonger dans ses démons. Il va alors lancer un défi œdipien à ce dieu cynique qui n'a nulle considération pour les choses de ce bas monde. N'ayant pu accomplir le meurtre symbolique de ce père aux prétentions divines qui s'est enfui dans la mort, Kantor ne pouvait plus dès lors que défier le modèle de base. Il va un temps exploiter son pouvoir pour mettre le nez dans la bassesse humaine, où il se complaît et dont il se repaît. Une bien cruelle vision du monde.
Dans le même temps, en révolte contre un père trop brillant, inégalable, Octave sombre petit à petit dans le gel catatonique. Les morts de Yann, puis de sa femme, Claire, qui ne survit pas à son soleil de mari, ne font que rendre les choses irrémédiables. Pour Octave, jamais plus son père ne pourra constater son existence et il s'achemine sur le chemin de la dépression dont le gel est la très belle expression métaphorique.
En contrepoint, Iris, la fille de Yann, qui porte un prénom de fleur, s'épanouit dans la lumière paternelle. Grâce à son amour pour Kantor et au sacrifice de son plus cher désir, elle parviendra à survivre à ses parents, à sauver son frère, à sauvegarder la mémoire de son père et à apaiser un Kantor libéré de son funeste héritage.
Francis Berthelot livre là un remarquable roman tel qu'il ne nous en est pas souvent donné à lire. Il réussit l'improbable alchimie de la dureté et de la poésie ; fait évoluer des personnages complexes, sans fausse note, leur fait exprimer à la fois la bassesse du monde et l'espoir par l'usage d'un verbe recherché et juste, d'images fortes, révèle certains rouages d'une barbarie endémique mais non fatale.
Esthétique, richesse, densité, pertinence du propos se conjuguent pour faire de Nuit de colère un livre qui en éclipsera beaucoup. De la littérature de premier plan. Et si vraiment vous en êtes à 1,10 euros près, je vous les filerai pour que vous lisiez ce livre plutôt que Casiora.