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Les critiques de Bifrost

Nymphormation

Nymphormation

Jeff NOON
LA VOLTE
400pp - 22,00 €

Bifrost n° 52

Critique parue en octobre 2008 dans Bifrost n° 52

[Critique commune à NymphoRmation et Pixel Juice.]

 Après Pollen et Vurt (cf. également nos précédentes critiques dans les Bifrost 6 et 7), c'est avec une passion qui confine à l'abnégation que la Volte poursuit son exploration d'un des auteurs britanniques les plus originaux et intéressants qui soit. Et tout comme l'éditeur l'avait fait en mai dernier avec Jacques Barbéri (cf. notre focus in Bifrost 51), ce n'est pas un, mais deux livres signés Jeff Noon qui sortent ce mois-ci. Un roman tout d'abord — NymphoRmation —, et une étonnante collection de nouvelles rassemblées sous le titre astucieux de Pixel Juice.

Ceux d'entre vous qui avaient eu l'extrême clairvoyance de se procurer le diptyque Pollen/Vurt le savent : se plonger dans l'univers de Jeff Noon, c'est une expérience d'un délicat radicalisme. C'est accepter la torsion subtile des lois qui régissent notre réalité, au profit d'un monde où fantastique et tangibilité cartésienne se livrent à un commerce anti-naturel et enfantent d'un absurde jubilatoire. NymphoRmation est à cet égard parfaitement symptomatique de l'œuvre de Noon. C'est une fois de plus à la découverte d'un Manchester interlope et déjanté que nous partons. Dans ce très proche avenir en trompe-l'œil, on expérimente, en guise de nouvel opium du peuple, un jeu auquel les Mancuniens succombent avec frénésie : les dominos. Pas tout à fait le jeu qui fait les belles heures des maisons de retraite, mais une version gonflée au collagène, glamourisée jusqu'à la caricature, honteusement démago. Et comme de juste, ça marche ! Et fort, même. Riches et pauvres s'y abandonnent chaque semaine avec une dévotion qui fait envie au pays tout entier. Au point même que le gouvernement de sa Très Gracieuse Majesté envisage d'octroyer à la société AnnoDomino la licence nationale.

Mais cette nouvelle tocade éveille la curiosité d'une bande de freaks post-soixante-huitards défoncés aux mathématiques et de quelques accrocs aux probas. Ils s'interrogent notamment sur l'identité de ce mystérieux M. Million, grand ordonnateur du jeu, et sur la prolifération des publimouches, ces insolites diptères génétiquement programmées pour promouvoir la folie des dominos.

Comme à son habitude, Noon choisit une trame de roman policier pour nous perdre dans son Manchester onirique. Avec cette ambiance décalée, intelligemment référencée, et qui croise aussi bien dans les eaux de Lewis Carroll que dans celles de Graham Greene, il entreprend de passer à la moulinette les travers de l'Angleterre de ces dernières années. On pourrait y voir alors la même misanthropie surréaliste que chez Vonnegut, avec pour résultante cette étrange musique, cette poésie de bric et de broc. La comparaison est certainement à pousser plus loin. L'un comme l'autre sont des auteurs obsessionnels, précis dans cette apparence de désinvolture foutraque. Chez Noon aussi, on retrouve cet amour des personnages bancals, cabossés. Mais l'incroyable densité de son univers lui confère une dimension maniaque. Et là où Vonnegut distille les doutes qu'il nourrit à l'encontre de ses semblables, Jeff Noon aligne, et tire. Et même si le lire est une expérience aussi intégralement anglaise qu'écouter un album des Beatles ou manger des Jelly Beans, dans une société de plus en plus globalisée, les cibles qu'il se choisit ont nécessairement une portée universelle. Paupérisation des classes les moins favorisées, privatisation à outrance — comme cette police rachetée par une chaîne de burgers et qui voit ses agents contraints d'arborer les armoiries de leur singulier sponsor —, abrutissement des masses dans une société du spectacle matérialisée ici par le jeu et Francky Scenario, l'icône montante de la pop ; omniprésence de la pub enfin, traduite par cette prolifération malsaine de mouches publicitaires. Autant de procédés transparents qui auraient pu paraître patauds, sans la plume au cordeau et le regard de Jeff Noon.

On pouvait dès lors se demander comment un tel univers était transposable sur un format plus court. Pixel Juice nous apporte une réponse des plus satisfaisante.

Sous ce titre détonnant se cache un recueil de nouvelles brillamment composé. Non seulement on y retrouve la cohérence de l'univers de Noon, mais on y voit s'en dessiner la genèse. Comme une expérience de chimie qui précipiterait un composé complexe, pour ne laisser que les dépôts des matières élémentaires le constituant. L'absurde tout d'abord, comme dans « Absolu », l'une des nouvelles d'ouverture, avec cette quête de perfection qu'un des protagonistes va chercher au fond d'une bouteille de soda ; ou dans « Spécimens », et ces mystérieuses cages qui viennent entraver la circulation d'une ligne de tramway du centre de Manchester. Un absurde qui va parfois se nicher dans un sordide drolatique. C'est le cas de « Mini Mac », récit à la première personne d'un enfant de dix ans qui se retrouve à la tête d'un réseau de prostitution.

À ce non-sens so british, s'ajoute cette poésie de l'étrange, qui baigne littéralement une nouvelle comme « Pour ouvrir le coffre de la nuit », où Noon décrit un étrange rituel de suicide par les mots qui met en péril la jeunesse mondiale. Un fantastique qui lorgne aussi parfois vers le classicisme. Rien d'étonnant de la part d'un auteur qui a fait ses premières armes avec une adaptation cyberpunk du Jardin des supplices du français Octave Mirbeau. C'est sans doute ce qui explique l'atmosphère très XIXe de « La Machine à charisme », qui n'aurait — presque — pas déparé sous la plume d'un Villiers de l'Isle Adam.

Puis enfin, pour que l'alchimie soit complète, rajoutons cette anticipation parfois glaçante, comme dans « Mister Pixel », avec sa jeunesse en déshérence qui fait sombrement écho aux problèmes de la société anglaise d'aujourd'hui, et à la réponse sécuritaire qu'elle y oppose. Etrange impression aussi que celle laissée par la lecture d' « Homo Karaoké », où Noon met en scène des duels à mort de disc-jockeys. Et toujours, toujours cette ouverture vers un merveilleux dégradé, déglingué, qui entaille le quotidien pour se glisser dans notre imaginaire, et y faire vibrer quelques notes discordantes. Car Noon aime décontenancer. Il n'est pas un écrivain du Beau. Plutôt un esthète du profane qu'il reforge à sa convenance. Comme s'il préférait y voir des choses que nous n'y voyons pas.

Recycleur inspiré, écrivain rare, il signe avec Pixel Juice un petit bijou insolite, où s'inscrivent en filigrane les angoisses de notre époque. Noon hume l'air du temps. Cet air empeste l'ordure, la charogne et la sénescence, mais lui préfère ne sentir que la fragrance surie de la fleur qui a eu la persévérance incongrue d'éclore ici et maintenant. C'est sans doute cette même persévérance qui pousse la Volte à publier un auteur aussi délicieusement déroutant. Et lorsqu'on demande à Mathias Echenay, son éditeur, les raisons de son acharnement, il répond avec un sourire en coin : « Parce qu'il me semble évident que cet auteur doit exister chez nous. » Comme il a raison !

Éric HOLSTEIN

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