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Les critiques de Bifrost

Objectif lune

HERGE
CASTERMAN
61pp - 10,45 €

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

Le professeur Tournesol projette d’aller sur la Lune au moyen d’une fusée à propulsion nucléaire, ayant par ailleurs inventé la Tournesolite, un gel qui protège des chaleurs excessives du moteur. L’expédition connaît divers aléas, notamment en raison d’espions cherchant à récupérer la fusée et de passagers clandestins qui épuisent prématurément la réserve d’oxygène. Une fois sur la Lune, l’équipe procède à des observations. Le retour précipité garantit un suspense sans faille jusqu’à la dernière page.

La réputation de ce diptyque n’a fait que croître avec le temps, ne serait-ce que par les vocations qu’il a suscitées. Quant à la célèbre fusée à damier, elle est depuis devenue l’objet le plus emblématique des aventures de Tintin et Milou.

Confirmant le virage amorcé avec Le Lotus bleu, Hergé tient à coller à la réalité — il n’y aura donc pas de monstres sur la Lune. Le sujet devient alors casse-gueule, car le voyage interplanétaire risque de perdre sa substance. C’est en effet durant les préparatifs et pendant le trajet que se concentre l’intrigue, non sur la Lune.

Prudent, Hergé se documente : Bernard Heuvelmans, cryptozoologue qui l’a souvent aidé sur ses albums, le conseille, comme Alexandre Ananoff, pionnier français du voyage spatial dont Hergé a lu L’Astronautique. Il s’est rendu à Paris pour lui présenter une maquette démontable de la fusée, avec sas et poste de pilotage. Il demande à « Bib » Heuvelmans et Bob de Moor de lui écrire un scénario, qu’il refuse mais dont il retient les meilleures idées, comme l’eau sur la Lune et le whisky en boule (Heuvelmans revendique le titre). Le projet, mûri en 1949, paraît en feuilleton dans le journal Tintin d’août 1950 à avril 1953, avec une interruption de dix-huit mois à la vingt-quatrième planche, correspondant à une sérieuse remise en question et à un état dépressif.

En effet, Hergé sait qu’il ne peut évacuer la partie didactique : plans, principes du vol, de la propulsion nucléaire, enrichissement de l’uranium en plutonium, tests du scaphandre, de la radio et de la fusée, sont des explications essentielles mais peu narratives. De fait, les calculs sont exacts : la fusée échappe à l’attraction terrestre au bout d’une demi-heure et met quatre heures pour atteindre sa destination en accélération constante. Il subsiste des erreurs, ou plutôt des libertés prises pour les nécessités du récit, mais l’effet de réalisme est là, et sera d’un impact énorme.

Pour aérer ces passages techniques, Hergé ne dispose que d’une maigre intrigue d’espionnage, surtout alimentée par deux espions à l’écoute d’un poste, qui ne passe au premier plan qu’en toute fin de récit, lorsque Jorgen sort de sa cachette, et d’incidents de parcours dans le tome 2 : évitement de météorite, manque d’oxygène, imprudences de Haddock ou des Dupondt. Le reste repose sur les pitreries, visuelles et verbales, du capitaine, les maladresses des uns et des autres : un burlesque à la Mack Sennett où l’on ne cesse de se cogner aux portes et de s’accrocher aux câbles. Hergé tempère le didactisme par un humour potache.

L’accumulation est énorme, et pourtant ça marche ! D’abord parce que ces gags participent intégralement de l’action : ce va-et-vient permanent est le moteur du récit. Ensuite, parce que Hergé valide le sérieux de l’entreprise : ici, on apprend que la science est un destin collectif, pas le fait d’un savant isolé, et que les tests font partie du processus scientifique. Le premier volet, uniquement consacré aux préparatifs, donne sa crédibilité au projet et devient le récit de l’attente, propre à générer le suspense. Le second volet est alors plus prenant, car le lecteur a pris la mesure des dangers. En scénariste accompli, Hergé distille des rebondissements dignes d’un récit catastrophe avant la lettre, jusqu’au sacrifice de Wolf rachetant sa conduite ; il a dû modifier la lettre d’adieu qui laissait trop entendre un suicide alors que Hergé y voyait un sacrifice. Plusieurs passages peu crédibles ont été modifiés lors de la publication en album, comme le pistolet à la ceinture que portent Tintin et Haddock sur la Lune, ou Milou rattrapé in extremis dans le sas d’évacuation.

Avec ce diptyque, c’était la première fois qu’une bande dessinée pour la jeunesse présentait avec un tel souci d’exactitude les étapes d’un voyage sur la Lune, sans céder aux sirènes du spectaculaire mais en s’appuyant sur un art consommé de la narration. Un petit chef-d’œuvre en soi.

Claude ECKEN

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