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Les critiques de Bifrost

Oblique

Greg BEAR
LIVRE DE POCHE
640pp - 8,60 €

Critique parue en novembre 1999 dans Bifrost n° 15

Avec Oblique, Greg Bear renoue avec l'univers de La Reine des anges qui est aussi celui de L'Envol de Mars, récemment réédité au Livre de Poche. Vers la fin du siècle prochain, le monde aura beaucoup changé, mais les gens, beaucoup moins…

En nous décrivant les trajectoires de six personnages, Greg Bear va nous immerger dans cet avenir en proie à une crise majeure. Crise due à l'ambition dévorante de certains qui s'arrogent le droit, la mission, d'améliorer le meilleur des mondes. Le risque étant d'en faire un enfer, puis un désert.

Dans ce futur qui déjante en attendant de déchanter, coexistent trois catégories de gens classés en fonction de leur santé mentale Les naturels et haut-naturels constituent l'élite saine d'esprit et créative dominante. Les thérapiés, soit la grande majorité, doivent leur santé comportementale à l'action permanente d'implants nanotechnoloçiques – la thérapie – qui agissent comme un super-Prozac, panacée de tous les maux psychiques au prix du conformisme Enfin, les non-thérapiés, asociaux de plus en plus nombreux, descendent des (soi-disant) inemployables d'aujourd'hui ; ils vivent en dehors de l'économie du Dataflot qui ne sait qu'en faire et les gorge de vids et de Yox (média fonctionnant grâce à l'interface directe homme/réseau) le plus souvent porno. Sous ces catégories de santé mentale, les classes sociales – bourgeoisie, salariat et exclus – qu'on reconnaît n'ont vraiment rien de futuriste.

Alice Grale est une star du Yox qui est allée faire une passe chez le milliardaire Crest juste avant qu'il ne se suicide. Nathan est le concepteur de Jill, la première intelligence artificielle à acquérir (à la dure) de l'expérience relationnelle. Jonathan est un cadre qui voit sa famille partir à vau-l'eau quand sa femme fait une rechute de thérapie et à qui son oncle offre d'entrer dans une mystérieuse organisation qui se propose de remettre le monde en ordre. Jack Giffey, pilleur de tombes en force plutôt qu'en finesse, recourt au nec plus ultra de la technologie militaire ; il entend se faire l'Omphalos, mausolée cryogénique et pyramide en chantier. Martin Burke, créateur de la thérapie mentale, et Mary Choy flic de Seattle dont les enquêtes s'enracinent dans le flux événementiel, étaient tous deux déjà présents dans La Reine des anges.

La santé mentale – comportementale – s'effondre soudain. Une véritable épidémie de comportements asociaux ou autodestructeurs menace de saper les fondements de la société, bien que seuls les gens ayant subi une thérapie en soient victimes. La conjonction des événements conduira tous les protagonistes dans l'Idaho Vert, état indépendant, très pauvre, mais plus ringard encore, où se dresse l'Omphalos.

Mine de rien, Greg Bear sacrifie au mélange des genres : ici, SF et roman noir. Il brosse le tableau d'une société où, à travers le crime, sont révélées la perversion et la corruption d'élites aussi dénuées de scrupules que dévorées d'ambition : franchement fascisantes. On admirera l'art avec lequel l'auteur met en scène le recrutement de Jonathan par les Aristos, ou comment un citoyen respectable devient un activiste d'extrême-droite, partie prenante d'une action terroriste.

Une question transparaît en filigrane de ce cadre futuriste et exacerbé : dans une économie de l'information — Dataflot — où l'activité se résume à la création, la découverte et la décision, que faire de quantité d'individus issus des forces productives et voués à des tâches répétitives ? Les Aristos, qui tiennent le mauvais rôle, suggèrent — et font en sorte — de les abandonner à leurs névroses, leurs dépressions et autres perversions jusqu'à ce qu'ils s'éliminent d'eux-mêmes. Et si, demain, la plus grande partie de l'humanité devenait inutile… ?

La thérapie est l'autre aspect spéculatif d'Oblique — il faut la comprendre comme psychiatrie, l'interpréter comme prescription de Prozac, plutôt qu'au sens psychothérapie ou psychanalyse ; la nanotechnologie remplace non pas la relation verbale, mais la chimie. L'univers de Greg Bear est ainsi plus proche de celui d'Aldous Huxley que d'un véritable meilleur des mondes. Que penser d'une communauté qui pour fonctionner doit calibrer, monitorer ses membres afin qu'ils tiennent le coup ? C'est le primat de la société sur l'individu, en parallèle avec une béatification pharmacologique Dès lors, la DésAffection se conçoit dans une optique d'externalisation de l'aliénation — s'abrutir devant la télé plutôt que de médicaments. Cette option permet de rester en dehors d'une société d'insatisfaction, mais les élites ne peuvent guère tolérer qu'elle soit bien vécue. Ainsi, chez Bear, nombre de DésAffectés sont réfractaires à la thérapie exigée à l'embauche… Thérapie et Yox porno sont-ils de moindre maux ?

Le temps et les techniques passent. Le conflit entre société et individus, dirigeants et dirigés, ne perd de sa vigueur que sur le champ des apparences. Si Greg Bear n'a peut-être pas l'art de donner toute sa force à un drame humain, il possède par contre un talent plus que certain pour interroger demain sur les questions d'aujourd'hui. Voilà une fresque sociale et noire d'un futur plausible et trop présent déjà. Le pessimisme de l'auteur n'a rien d'insondable et renforce le réalisme cruel de sa vision d'une humanité en état stationnaire peu susceptible d'amélioration : il fait preuve, envers l'Homme, d'une lucidité dure, loin de tout optimisme béat. Avec Greg Bear, la SF est à son mieux.

À lire également, la chronique de l'édition anglaise par Sophie Gozlan.

Jean-Pierre LION

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