Avec plus de soixante ans de carrière, Philippe Curval est un des géants français de la SF. Il publie toujours, pour notre bonheur, des romans : Juste à temps en 2013 ou, en 2016, un récit en partie autobiographique, Les Nuits de l’aviateur (tous chez La Volte, éditeur fidèle s’il en est). Mais les nouvelles sont plus rares. Aussi, la parution de ce fort volume de vingt-et-un textes, plus toujours disponibles, dont un inédit, est une chance à ne pas laisser passer pour l’amateur. Simon Bréan ouvre le bal avec une préface savante, mais abordable et pertinente. Le fidèle et précieux anthologiste, Richard Comballot, le clôt dans une brève postface expliquant ses choix. Sans oublier un court texte de l’auteur intitulé « Écrire » : deux pages remplies d’enseignements sur les techniques de Philippe Curval et son rapport à l’écriture.
On est bien seul dans l’univers nous offre un panorama, sinon complet, du moins très vaste (de 1975 à nos jours) et très riche de la dimension nouvelliste de l’auteur : les thèmes qui lui sont chers, mais aussi son goût pour la forme, la belle phrase. Car Philippe Curval est un écrivain à part entière, soucieux, non seulement de la conduite d’un récit, mais aussi de la manière de nous entrainer dans ses rêveries. Convaincu que les mots importent par leur sens mais aussi par leurs sonorités, il se régale d’allitérations et d’assonances, créant ainsi un univers sonore propice à la plongée narrative. Il hypnotise, en quelque sorte, son lecteur et l’embarque dans un monde où les sens sont mis à contribution, exacerbés.
La vue, par exemple, est questionnée dans « Un voyage objectif » par l’intermédiaire de la photographie (avec le petit parfum suranné des pellicules photo et de leur développement). Mais aussi quand Decroux, le personnage central de « Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extraterrestre derrière la bouteille de vin », se trouve obligé de flirter avec le coma éthylique pour voir et donc dialoguer avec un être venu d’une autre planète (au passage, dans cette nouvelle à la version initiale datant de 1975, Betamax et magnétoscopes sont devenus DVD et lecteur-graveur). L’odorat, le toucher et le goût, surtout, sont à la base des relations avec les autres, humains ou extraterrestres : l’œil est impuissant à réellement les comprendre. Il faut plutôt les sentir, les effleurer, les goûter, voire les ingérer. Ainsi seulement, on peut entrer en communication avec ses semblables ou de parfaits étrangers, comme l’expérimentent Phil Wagner dans« Le Sourire du chauve » ou le narrateur de « La Nécropole enracinée ».
D’où l’importance de la sexualité dans l’œuvre de Curval. Le corps est parole, le corps est lien avec l’autre. « Parlez-moi d’amour » sublime les fantasmes jusqu’à la mort, tandis que les relations sexuelles sont sources de tensions meurtrières parce que limitées dans le temps pour les protagonistes de« Passion sous les tropiques ». Quant aux narrateurs de « L’Arc tendu du désir » et de « L’Enfant-sexe », aimer implique se donner entièrement, pleinement, totalement.
Mais se limiter à cet aspect charnel serait oublier bien des richesses chez un auteur curieux de découvertes, curieux de l’autre sous toutes ses formes. Le rapport au temps, par exemple, traverse plusieurs nouvelles. Tandis que « L’Homme qui s’arrêta » l’utilise comme simple dimension, « Perdre son temps » et « Au tirage et au grattage » interrogent sur la relation à la mort, le côté fini de l’existence, le désir d’immortalité. Et « Deathbook » et « Debout, les morts ! Le train fantôme entre en gare » envisagent même, de manière différente, la vie après la mort : que devenons-nous ? Pouvons-nous encore communiquer (toujours ce lien à l’autre) avec les vivants ?
Aux connaisseurs de l’œuvre de Philippe Curval, ce gros recueil sera une piqûre de rappel bienvenue. Aux autres, passés à côté, On est bien seul dans l’univers s’impose comme une nécessité, tant cet auteur offre une palette colorée, odorante, sensuelle, en un mot, enthousiasmante.