Johan HELIOT
FLEUVE NOIR
456pp - 19,00 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
De nos jours, dans une Amérique parallèle enlisée (belle image) où la guerre en Asie a duré très longtemps, la jeune Patricia est témoin d’un attentat meurtrier dans un centre commercial : un homme déclenche juste à côté d’elle une ceinture d’explosifs. Détail qui ne prend sens qu’a posteriori : juste avant l’attentat, une petite fille a prévenu Patricia qu’une catastrophe allait se produire. Une fois à l’hôpital, la jeune femme entendant parler d’une conduite de gaz fissurée, commence à se méfier de la tournure que prennent les événements et préfère prendre la tangente… Sa fuite sera de courte durée, car elle est rapidement rattrapée par une organisation gouvernementale qui corrige l’Histoire. Cette organisation est en guerre contre Ordre Noir, et a un atout dans sa poche, un très vieil enfant du nom d’Eyal. Plus ou moins au même moment, l’avocat raté et alcoolique Matthew Weinbaum est enrôlé de force dans l’organisation para-militaire de Tristan Eugen. Très vite, Matthew va se rendre compte qu’il n’a aucune valeur pour cette organisation, mais qu’il en est tout autrement des secrets de son grand-père Meyer Weinbaum.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est facile de tracer des lignes de force entre ce roman de Johan Heliot (qui signe ici son grand retour à la littérature adulte après trois ans d’absence) et des œuvres très connues comme Ces garçons qui venaient du Brésil d’Ira Levin, Fatherland de Robert Harris et L’Echiquier du mal de Dan « je dénonce » Simmons. Levin s’était intéressé à Josef Mengele, Heliot s’intéresse lui à Heydrich, un choix plus audacieux pour un livre qui, il faut bien maintenant entrer dans le vif du sujet, se révèle bancal. Si Heliot excelle dans l’intégration de l’Histoire dans sa trame narrative (les scènes berlinoises et palestiniennes sont à une ou deux exceptions près exceptionnelles), il se perd complètement au niveau de ses personnages principaux. Patricia est une endive (blanche, pleine de verdeur, sans grande saveur, un poil amère) ; et la maladroite tentative du début de roman de lui conférer une aura « sexuelle » ne sauve rien à l’affaire. Matthew est à peine mieux réussi, évoquant un personnage de Tom Wolfe dont la substance aurait été laissée chez l’imprimeur. Cela dit, les personnages secondaires s’en sortent beaucoup mieux, notamment Meyer Weinbaum, les vieux enfants et Avri (véritable héros du roman qui, par certains côtés, évoque Caïn, mais n’en disons pas trop).
Si Ordre Noir ne manque pas de force (certaines pages sur le nazisme sont « exemplaires », notamment dans leur dignité, et c’est là rien moins qu’une gageure), au final le récit se révèle ennuyeux de façon intermittente, tant il manque d’intensité (le moteur narratif n’est pas assez gros pour un véhicule si chargé, le style n’est pas assez tenu pour soulager la mécanique). Comme on pouvait s’en douter, cinquante pages de moins n’auraient fait aucun mal à cette aventure historique. On attendait le magnus opus de Johan Heliot, ce n’est pas pour cette fois (puissant regret, car Ordre Noir contient des fulgurances dignes des plus grands, on pense surtout à Richard Matheson).