Paul DI FILIPPO
J'AI LU
256pp - 6,00 €
Critique parue en octobre 2002 dans Bifrost n° 28
La science-fiction est morte le 8 septembre 1966 à 20h30… dans un univers parallèle où la diffusion de Star Trek l'a rendue si ridicule que tout le monde s'en est détourné.
La présente anthologie donne à lire quelques textes mémorables, classés par décennies. Il s'agit en réalité de nouvelles mettant en scène des écrivains célèbres ayant connu un destin différent. Les lecteurs de Bifrost et de Galaxies auront déjà pu respectivement découvrir le naufrage d'un Philip Dick marié à une Linda devenue énorme et qui végète dans un magasin d'accessoires (« Linda et Phil »), et les aventures d'un Saint-Exupéry hanté par des rêves grandioses pour bâtir un monde meilleur, alors que Jim Ballard n'est encore qu'un petit garçon fasciné par les avions (« Terre sans hommes »). Dans « Le Monde de Campbell », un écrivain témoigne de sa relation avec cet important personnage qui changea le monde grâce aux versions d'Astounding adaptées à la mentalité de chaque pays, entraînant par exemple le déclin du parti nazi.
Toutes les nouvelles ne concernent pas que les écrivains de S-F : le journal d'Anne Franck permet d'apprendre que ses rêves d'actrice ont été exaucés (« Anne ») et Kafka est un héros costumé, le Choucas, luttant contre le Scarabée noir, qui n'est autre que Max Brod, son biographe et premier éditeur ! Au fil des récits, on constate que l'auteur a la dent particulièrement dure contre les physiciens du nucléaire et les saccageurs de planètes en général : Teller, von Neumann, Feynman, « ces trous du cul de personnages clés » de la bombe atomique, sont détruits par Kerouac lors du premier essai (« Instabilité »), tandis que les concepteurs de tout ce que la technologie moderne a produit de néfaste, de Einstein à Fermi en passant par les Joliot-Curie sont assassinés par un voyageur temporel (« Les Troisièmes guerres mondiales »).
Di Filippo ne s'est pas contenté de modifier le destin d'un auteur : celui-ci a évolué concurremment à la société, de sorte que chaque récit présente un univers hyper référencé, légèrement décalé, qui ne peut se savourer qu'à condition de bien connaître la période et le contexte. Les nombreuses notes comblent, heureusement, une partie des lacunes et rafraîchissent les mémoires défaillantes. Les connaisseurs des auteurs précités apprécieront en outre la concordance du récit avec les thèmes ou la problématique des modèles : Heinlein en président des États-Unis visionnaire mais peu embarrassé de scrupules est assez réussi (« Mairzy Doats »), Sturgeon, en gourou humaniste repoussant pacifiquement avec Tiptree et Bester une invasion extraterrestre, également (« Alice, Alfie, Ted et les extraterrestres »). Il n'est pas si évident de réussir un tel équilibre et on peut estimer que Di Filippo se sort de ce périlleux exercice avec brio.