Issu du XXIe siècle, Pierce a été recruté par la Stase, un « système capable de perpétuer la vie humaine sur une durée mille fois supérieure à la durée de vie de notre soleil ». Dans ce but, l’organisation privilégie deux modes d’action. En amont, elle utilise des portes ouvrant sur des tunnels reliant deux accès dans un espace-temps quadridimensionnel, cela afin de préserver au sein du Réensemencement des spécimens d’humanité capables de survivre à l’anéantissement de leur civilisation. Les élus sont « réimplantés » dans une époque neutre en vue d’un nouveau début. En aval, elle double cette gestion démographique par un reformatage continuel du système solaire. Cette restructuration nécessaire permet un prolongement maximal de l’habitabilité du monde. La Terre est ainsi sauvée des milliers de fois, au prix toutefois de la destruction d’autant de biosphères.
Pierce donne entière satisfaction, depuis son enrôlement qui lui a réclamé le meurtre de son grand-père, paradoxe de Barjavel qui vaut ici pour rite initiatique. Sa formation achevée lui a valu d’assassiner l’un de ses milliers de « moi-fantômes » coexistant dans des durées alternatives, afin d’obtenir son diplôme. Pierce coule des jours heureux auprès de son épouse Xiri, qui appartient à une culture avancée connaissant l’existence de la Stase. Elle lui a donné trois enfants (p. 63), ou deux (p. 136), sans que le héros ou le lecteur puisse trancher, puisqu’il existe des incohérences entre les souvenirs des agents et la version de l’Histoire consignée dans la Bibliothèque. Celle-ci archive la majeure partie de l’histoire humaine en vue de l’établissement d’une histoire absolue, aussi la somme des connaissances y est-elle enregistrée. Mais elle contient aussi tous les compossibles, réels non advenus ou advenus mais oblitérés. Autrement dit ce qui forme la non-Histoire, pile quasi-infinie de bifurcations possibles.
Un jour, toute la famille de Pierce disparaît sous l’effet semble-t-il d’un palimpseste, terme qui désignait jadis un parchemin dont le texte était gratté afin d’être réutilisé, et signifie pour la Stase une période de l’Histoire plusieurs fois réécrite. Impossible pour Pierce de retrouver son passé sauf à découvrir l’endroit précis où ce secteur de l’Histoire a été altéré.
Avec ce court roman qu’est Palimpseste, Charles Stross se réapproprie de manière parfaitement assumée des pans entiers de l’Age d’or. Cela, en privilégiant deux axes narratifs. D’une part il réactive les codes liés aux univers parallèles ou réalités alternées présents chez, par exemple, H. Beam Piper et Keith Laumer. D’autre part, l’auteur offre un démarquage du cycle La Patrouille du Temps en usant non pas de références générales, mais bien d’éléments essentiels à l’univers bâti par Poul Anderson. Ainsi, de la langue propre aux agents (ici nommée urem), d’une contre-organisation au moins aussi puissante (l’Opposition dans Palimpseste), et d’un service des Affaires Internes, omniprésent chez Anderson mais tout autant marquant chez Stross depuis Le Bureau de atrocités. Tout comme la société des Danelliens chez Anderson, la Stase poursuit des motifs mystérieux et égoïstes par-delà les intentions obvies : « Les Affaires internes sont une excroissance de la Stase, et elles la phagocytent. » (p.153)
Retour à l’Age d’or, donc. Le plus remarquable dans Palimpseste est l’adéquation entre le fond et la forme. Dans le cadre du Réensemencement, la Stase conserve de l’humanité ses spécimens les plus primitifs, et donc plus aptes à survivre. De même, Charles Stross ne retient de la science-fiction que ses créations originelles, comme s’il cherchait à enclencher un nouveau départ pour le genre. Dans le récit, les humains sélectionnés sont viables malgré une absence totale de civilisation, et pourront en bâtir une nouvelle. Palimpseste ne retient que les codes capables de subsister en dehors des errements postmodernes de la science-fiction, avec l’intention d’insuffler une nouvelle vie au genre.
Le récit de Charles Stross « réimplante » l’humanité au niveau narratif, et veut « réimplanter » la science-fiction dans sa dimension éditoriale. A partir de là, et en dépit de son caractère inabouti (trop d’idées non exploitées) qui marque peut-être la volonté justement de revenir au récit brut, on ne peut s’étonner que ce texte ait été couronné du prix Hugo 2010 (catégorie novella). Une décision cohérente, qui sanctionne positivement un récit plaisant mais à défauts, dont la qualité principale est de vouloir faire revivre la science-fiction.
De même, on ne s’étonnera pas de voir son excellente traduction par Florence Dolisi dans la jeune collection « Nouveaux millénaires ». Celle-ci adopte la même démarche que Charles Stross en se réclamant d’une valeur sûre, sa sœur aînée « Millénaires ». Là aussi, avec la louable intention de relancer le genre. Mais de même que Palimpseste donne trop souvent l’impression d’un inventaire, Nouveaux Millénaires fait pour l’instant figure de catalogue, proposant pêle-mêle un roman prélude à une série (Idlewild de Nick Sagan, critiqué dans le Bifrost n° 63), un essai biographique de Daniel Keyes (chroniqué dans le présent numéro) et maintenant une novella. Bref, tout ce qui fait la différence entre un tout et un tas, un ensemble homogène et un groupe hétérogène. Palimpeste renonce aux acquis du genre pour lui forger une nouvelle identité, quand « Nouveaux millénaires » retourne en arrière en espérant se trouver une personnalité. Ce qui pour l’instant est loin d’être le cas. Mais, nous l’avons dit, la collection est encore jeune, et gageons qu’elle sera aussi couronnée de prix pour ses efforts. Reste que, pour l’instant, J’ai Lu échoue avec sa collection de science-fiction là où Mnémos paraît réussir en fantasy. La première reprend artificiellement des recettes éprouvées sans pour l’instant convaincre. La seconde revient naturellement à ses fondamentaux sans rupture, changement dans la continuité qui moissonne les prix. Cette différence est-elle imputable aux genres (science-fiction vs fantasy) ou aux éditeurs (d’un côté un grand groupe localement concerné en son sein par la SF, de l’autre un petit éditeur qui ne vit que pour et par la fantasy) ? Nous serions bien en peine de répondre.
Aussi revenons à ce que « Nouveaux millénaires » nous propose : Palimpseste, court roman signé Charles Stross, dont la lecture agréable s’avère toutefois dispensable à onze euros les cent cinquante-huit pages écrites gros. On invitera le lecteur à attendre sa reprise poche pour le découvrir.