Neal STEPHENSON
DENOËL
400pp - 23,00 €
Critique parue en avril 2004 dans Bifrost n° 34
Alors, comme ça, l'année prochaine, tu vas à la fac ? Ben mon gars, qu'est-ce que tu veux que je te dise, c'est bien, mais pas tout de même comme si tu avais conquis l'empire de Moctezuma à la tête de cent cojonudos. Et puis, tu devrais lâcher ton Bifrost pour réviser tes Maths, hmm ? Quoi ? Tu veux pas qu'on te donne des ordres ? Dans ce cas, tu me sembles paré à lire le dernier Stephenson. Son premier roman en solo, en fait. Alors oublie l'avis de ta conseillère d'orientation et les campagnes universitaires de ton paternel qui croit encore que tu fais la bringue en sifflant du Champony. Ça va chunker !
À la Mégaversité, un complexe de tours, couloirs labyrinthiques et réseau en sous-sol qui fait passer les prisons du Piranèse pour ta tente de camping, la multiplicité des orientations finit par désorienter, aussi bien les corps que les esprits. Au point que les étudiants retrouvent un semblant de vie policée en multipliant les confréries nomades. Pas d'Alpha Beta Pha Phe Phi Pho Phu, mais de véritables tribus qui portent le nom de TRUC, Terroristes, Pires Pyromanes, BUS (Bataillon Underground Stalinien), Défoncés Déjantés, et les greluches Têtes en l'Air qui couinent comme dans un épisode de Beverly Hills, période Brandon Walsh. Rajoute les rôlistes de Shekondar avant d'abandonner la surface. Au sous-sol, les techs de surf, agents de maintenance recrutés dans la communauté crotobaltislavoniaque, descendants des Scythes qui persécutent les rats géants lorsqu'ils ne passent pas la serpillière. Et, au sommet, le conseil de la fac présidé par Septime Severe Krupp, recteur qui détient un pouvoir non exercé, ce qui le rend infaillible. Rajoute quelques électrons libres comme Sarah, l'apprentie lesbienne, Casimir et son air gun, deux étudiants qui se livrent une lutte darwiniste à coups d'AC/DC ou de Pasacaille et thème fugué en ut mineur, et tu obtiens une bombe aux hormones et à la bière Schlitz. Ça le fait, je te prie de le croire, mieux que les zinzins de ton benêt de grand frère qui de toute façon te ment quand il prétend bourriquer trois étudiantes par semaine. Non, mais, t'as vu sa tronche de cratères, on dirait une pizza aux câpres ! Je m'égare ? C'est le but, compadre, le chaos total, à grandes rafales d'AK 47 contre les barricades de cannelloni froids, car telle est la volonté de la Grande Roue, l'une des plus grosses enseignes en néon de l'humanité qui tient lieu de divinité à une université sans repères. Et le ventilo est son prophète. Chunka, chunka !
Platon avait écrit La République, société idéale reposant sur la bonne entente de trois castes : magistrats, gardiens et travailleurs. En glissant toutefois cet avertissement : « Qui gardera les Gardiens ? », Neal Stephenson s'engouffre dans la brèche, rétablit la tripartition en structure close et propose une déréliction totale du savoir, doublée d'une perdition lente des connaissances à travers le symbole du Ver, virus informatique qui vide l'intelligence tandis que la population estudiantine recouvre son instinct. On se souvient du Kampus de James E. Gunn, qui décrivait une université policière. Ici, l'on pense davantage au Catch 22 de Joseph Heller, dans la capacité qu'a l'institution de composer avec le chaos. Pour le reste, en tenant compte des longueurs (marque de fabrique chez Stephenson, consubstantielles au style, on doit l'accepter), il s'agit d'un roman hilarant qui révèle une face inattendue de cet auteur janséniste que l'on ne cesse d'admirer.