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Les critiques de Bifrost

Par Bonheur, Le Lait

Par Bonheur, Le Lait

Neil GAIMAN
AU DIABLE VAUVERT
128pp - 12,50 €

Bifrost n° 82

Critique parue en avril 2016 dans Bifrost n° 82

Enfant, on a parfois trouvé ses parents hors du coup. Trop sérieux, trop gonflants, trop distants. Adulte, on s’est aperçu qu’on pouvait faire une overdose de ses propres enfants. Tout le monde a connu ces situations où l’on préférerait que papa joue avec nous plutôt que de regarder un vieux film en noir et blanc ou de lire une revue sans intérêt, on a tous rêvé d’une maman moins terre à terre ; puis, pour ceux qui sont devenus parents, on s’est tous demandé si notre progéniture allait nous lâcher un peu les baskets, histoire d’avoir enfin une minute à soi. Mais il faut composer avec une famille inamovible…

Une part non négligeable de l’œuvre de Neil Gaiman, d’Anansi Boys à Coraline en passant par Le Jour où j’ai échangé mon père contre deux poissons rouges, célèbre la famille et ses incompréhensions. Dans Par bonheur, le lait, on devine qu’il est encore question de pater familias. Un papa qui lit le journal devant la télévision et « je ne crois pas qu’il fasse attention au reste du monde, quand il lit son journal », remarque le narrateur, un garçon un peu blasé. Le héros et sa petite sœur, en panne de lait pour manger leurs céréales, obligent le papa pantouflard à sortir de son fauteuil. Il se rend à l’épicerie pour acheter une bouteille. Mais la course se prolonge ; les gamins se demandent ce que leur géniteur peut bien trafiquer… Est-il arrivé quelque chose ?

Ce qui est arrivé, on ne le dira pas en détail, car c’est l’objet du conte à dormir debout que le père, une fois rentré, va servir à ses rejetons. Pour faire bref, hors de la maison, l’univers se met à dérailler et le papa se retrouve à voyager dans l’espace-temps en compagnie d’un stégosaure savant. Périple au cours duquel il devra échapper aux pirates, aux vampires, aux cannibales, aux extraterrestres, avant de revenir à son point de départ, c’est-à-dire dans son fauteuil préféré. Magicien de l’imagination, Neil Gaiman mélange allègrement les poncifs de la culture jeunesse et des éléments de sa mythologie personnelle pour déployer une quête bigarrée, à la limite de l’absurde, où la bouteille de lait tient lieu de Graal (ou d’anneau). Quand un auteur écrit, il arrive que des personnages ou des événements lui échappent. Ça semble clairement le cas avec Par bonheur, le lait. Le conte, la comédie, l’humour autorisent la liberté, permettent le nonsense, l’étrange présence d’un dieu volcan hâbleur et les chansons tout à trac d’un dinosaursband amateurs de selfies : c’est du grand n’importe quoi (comme le relève plusieurs fois le garçon…), mais un n’importe quoi qu’on avale sans sourciller.

Livre illustré oblige, impossible de ne pas évoquer le travail de Boulet, dont les amateurs de BD connaissent déjà la patte. Son style graphique, fouillé, expressif, colle parfaitement au ton du récit. Le résultat est souvent somptueux. Les deux vignettes de conclusion se paient même le luxe de brouiller définitivement les pistes d’un texte qui, sans cesse et avec malice, se joue des notions de mensonge et de vérité.

Sam LERMITE

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