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Les critiques de Bifrost

Parapluie

Parapluie

Will SELF
L'OLIVIER
405pp - 24,00 €

Bifrost n° 79

Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79

Trois périodes se télescopent dans Parapluie. Dans les années 70, Zachary Busner, jeune psychiatre au Friern Hospital, administre de la L-DOPA, substance proche du LSD, à des patients atteints d’encéphalite léthargique, dont une vieille femme, Audrey Death (ou Deer, ou Deeth, ou De’Ath) enfermée ici depuis cinquante ans, ce qui les tire de leur état catatonique. Le récit de cette dernière fait revivre le Londres du début du siècle, de 1905 à la Grande Guerre, à laquelle elle et ses deux frères, Stanley et Albert, participent chacun à leur manière. Busner, âgé, de nos jours, revient sur cette histoire vieille de quarante ans, l’incompréhensible évolution du traitement mais aussi son implication personnelle, et tente d’en tirer les leçons.

Le récit se base sur les faits relatés dans L’éveil, le roman que le neurologue Oliver Sacks a tiré de sa propre expérience, adapté au cinéma avec Robert de Niro et Robin Williams, mais aussi au théâtre par Harold Pinter, et qui a en partie inspiré Neil Gaiman pour la BD Sandman. On sait Will Self, dont la folie est le thème récurrent, admirateur de Sacks et de son écriture riche en détails, centrée sur la perception, cherchant à décrire de l’intérieur les maladies neurologiques ; « Zach » Busner, déjà croisé dans Les Grands Singes et ailleurs, comme le rappelle d’entrée de jeu une rengaine (I am a ape man), en est une référence transparente.

Cette volonté de description intime est exactement ce que réalise Will Self dans ce récit déroutant où tout, les descriptions objectives et les narrations à la première personne de quatre protagonistes, les sensations et les errements de la pensée, sont placés sur le même plan, sans rien délivrer pour permettre au lecteur de se raccrocher à un détail qui faciliterait sa compréhension.

Autant le dire d’emblée : il faut s’accrocher à la lecture. Nous sommes aux limites du roman, et même de la lisibilité. Baigné dans ce flux ininterrompu de conscience, on ne peut avancer dans le récit qu’en acceptant de se laisser porter par le flot de phrases parfois inachevées, à la syntaxe torturée, irriguée de pensées parasites, traversées de mots valises, d’onomatopées, et de termes phonétiquement orthographiés pour imiter un accent ou des phrasés particuliers (« Cruchoé — chette quintechenche de petit bourgeois »). Ininterrompu, car un même paragraphe peut s’étaler jusque sur vingt pages ; on passe d’un narrateur à l’autre au sein de la même phrase, sans forcément signaler ce basculement par un indice. L’éveil ne concerne pas que les patients bénéficiaires de la L-DOPA, mais le lecteur, qui se trouve dans la situation d’un nouveau-né entendant des sons, langage, cris et bruits de fond, sans possibilité de les comprendre, jusqu’à ce que cette bouillie finisse par faire sens. Dans une interview, Self explique que le refus du narrateur impersonnel critiqué par Ballard, dont il est un disciple, le recours au subjectivisme de Joyce, est une réaction davantage émotionnelle que « théorico-littéraire ». Elle n’en est pas moins radicale ici, même s’il reconnaît n’avoir pas totalement abouti dans son entreprise.

L’éveil, c’est aussi celui de la société technologique : Audrey raconte le Londres s’ouvrant à la modernité, avec le téléphone et le métro, lequel poussera bientôt son père conducteur d’omnibus hippomobile au chômage, avec une certaine liberté de mœurs, aussi, le militantisme des suffragettes. Mais on découvre très vite les maux qu’engendre la technique avec le passage à la guerre industrielle. L’effort de guerre provoquait chez les « munitionnettes », aussi surnommées « canaris » en raison de leurs mains jaunes qui enfonçaient l’explosif dans les têtes d’obus, des tremblements et des crises d’épilepsie. On trouve de terribles pages sur la condition des soldats coincés dans les tranchées. La stupeur et les tremblements accompagnent ces débordements. L’encéphalite léthargique, qui se propagea bien sous forme épidémique entre 1915 et 1922, reçut d’ailleurs le nom de maladie du sommeil européenne, ce qui fait dire à Zach que le responsable de cette propagation n’était pas la densité de la population, mais celle de la mécanisation et de la technologie. Accusées de dénaturer la conscience humaine et d’affecter la mémoire, Self a cherché à transcrire leur impact dans ses personnages, rejetés hors du temps jusqu’à ce qu’une molécule les y ramène avec des effets inattendus. C’est aussi à une réflexion sur le temps que se livre Will Self autour de cette maladie de la conscience, qui fait de la léthargique une fascinante voyageuse temporelle.

Ce premier tome d’une trilogie centrée sur le danger de la technologie occidentale sera suivi de Shark, autour d’Hiroshima, et de Téléphone, qui se situera en Irak. Sans relever à proprement parler du champ de la science-fiction, Parapluie contient suffisamment d’éléments insolites et de notations scientifiques (comparant par exemple le long corridor qu’arpentent les malades à un « accélérateur de particules linéaires humaines ») pour mériter qu’on s’y attarde. Malgré les difficultés de lecture inhérentes à cette déconstruction de la narration, on y trouve de très belles pages et d’intelligentes réflexions. Un livre brillant.

Claude ECKEN

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