Il y a quarante ans ou presque, en 1968, Pavane paraissait en anglais. Depuis, la réputation de cet ouvrage n'a cessé de croître et d'embellir. Tout cela parce qu'il contenait les éléments de deux courants important de la science-fiction actuelle. Que l'on parle d'uchronie ou de steampunk, et aussitôt Pavane vient à l'esprit.
À cette époque, l'uchronie existait déjà, bien sûr, mais elle n'était pas rattachée à la S-F. Elle trouvait place en marge du roman historique. La science-fiction était, elle aussi, un genre beaucoup plus étriqué qu'il ne l'est aujourd'hui, malgré les évolutions apparues depuis la fin de la guerre. La speculative fiction était encore dans ses premières années. Pavane ne peut même pas prétendre à l'antériorité. Ainsi, Le Maître du haut château était paru depuis quelques années déjà, non sans succès. Mais Dick est Dick, avant tout. Pavane est donc un chef-d'œuvre qui a impacté tant l'uchronie que la science-fiction en rattachant l'une à l'autre. Le steampunk n'existait pas, quant à lui. C'est Pavane, La Machine à explorer l'espace de Christopher Priest et Les Aventures uchroniques d'Oswald Bastable de Moorcock qui allaient signer son acte de naissance. Aujourd'hui, tant l'uchronie que le steampunk sont courus à l'intérieur de la S-F, et la Lady Margaret a eu une fort nombreuse descendance. Pavane marque donc l'histoire littéraire car c'est justement par l'accouchement du steampunk que le lien entre l'uchronie et la S-F a été noué. Par le biais d'une dimension technique. Tout l'enjeu de Pavane, c'est la technique. Un monde, pire, une Angleterre, où, au XXe siècle, il n'y a pas encore eu de révolution industrielle. Ça, c'est bel et bien une problématique de S-F. A contrario, Le Complot contre l'Amérique (cf. critique in Bifrost n°44) de Philip Roth, qui voit la victoire électorale de Charles Lindbergh et l'Amérique devenir antisémite, est une uchronie politique qui ne relève en rien de la S-F. Pavane était bien à l'avant-garde, bien à sa place dans la new wave britannique des Moorcock, Ballard et autre Aldiss.
Steampunk et uchronie se caractérisent par la pratique d'un recyclage historique. C'est du révisionnisme, techniquement parlant, mais explicitement utilisé comme fiction, selon le principe de la suspension de l'incrédulité indispensable à la science-fiction. C'est aussi un concept éminemment postmoderne. La S-F est un genre radicalement moderne, qui croit, qui a foi en un quelconque avenir. Si, comme l'appelle de ses vœux l'intellectuel réactionnaire Francis Fukuyama, ce devait être la fin de l'histoire, l'uchronie et, dans une moindre mesure, le steampunk, sont paradoxalement des moyens de proposer des histoires alternatives. Pavane a été écrit comme il le fallait, quand il le fallait. Le Zeitgeist s'est cristallisé sur l'ouvrage, l'élevant au rang de livre culte au fur et à mesure de l'entrée du monde dans la postmodernité.
Le roman en est à sa quatrième édition française. C'est plutôt bien. L'Histoire telle que nous la connaissons a dévié le jour où Elizabeth 1ère a été assassinée et l'Invincible Armada a triomphé. L'Angleterre, conquise, est devenue catholique et la Réforme a été balayée. Au XXe siècle, le pouvoir temporel du pape reste énorme et nul souverain n'ose rien contre son avis. Les évolutions techniques sont systématiquement mises à l'Index.
En six mouvements, Keith Roberts va nous montrer ce qu'était la vie des gens dans le sud de l'Angleterre en ce temps qui ne fut jamais. La vapeur régnait. C'était l'âge d'or des locomotives routières. On entre dans cet univers alternatif en rencontrant Jesse Strange, dont le père vient de partir pour un monde dit meilleur, et on découvre la véritable héroïne de cette pavane, la Lady Margaret, l'une de ces locomotives emblèmes de leur époque. Jesse Strange aime ses machines, mais il va se forger un empire dans le transport en sublimant son amour pour une femme qui l'a rejeté… Margaret. La force de Keith Roberts est de nous faire vivre cette époque à travers des personnages très solides, denses, épais. De véritables personnalités par les émotions desquelles on en vient à ressentir ce monde, tout l'opposé de vecteurs de l'action. Même, surtout, une simple machine, comme la Lady Margaret, est ressentie et vécue par le lecteur, et il n'est certainement pas fortuit qu'elle figure sur la plupart des illustrations de couverture de ce roman.
Quittons un temps les Strange pour ce second mouvement. Outre la vapeur et bien malgré elle, l'Eglise a aussi dû laisser s'implanter un vaste réseau de sémaphores. Le second mouvement, « Le Signaleur », nous présente donc en flash-back cette corporation fondamentale mais très fermée et jalouse de ses secrets, qui détient le monopole de la communication. On va découvrir la fascination qu'elle peut exercer ainsi que son prestige. Keith Roberts en profite pour introduire un brin de magie dans cet univers, une fantasy en filigrane, cultivant l'ambiguïté, certes, mais signifiant que ce monde n'est pas totalement désenchanté par la technocratie.
Dans « Le Bateau blanc », texte absolument superbe — peut-être bien mon préféré — qui était absent du sommaire dans la version publiée au « CLA » mais que l'on pouvait lire dans le recueil Les Seigneurs des moissons (« Galaxie bis », OPTA), on sent poindre les tous premiers frémissements de la révolte à venir. Pour Becky, fille d'un pauvre pêcheur brutal, la venue du bateau blanc dans la baie où, sa vie durant, elle semble vouée à devoir relever des casiers à homards, apporte un parfum de changement, de liberté, d'espoir. La promesse d'un ailleurs. Et c'est dans une sorte d'état second qu'elle manque de se noyer en tentant de le rejoindre à la nage. Les marins, des contrebandiers, la prennent à bord le temps d'une traversée où elle est malade comme un chien. Elle n'en chapardera pas moins une pièce de la cargaison de contrebande comme souvenir, petit morceau d'une liberté qui n'est pas pour elle…
Avec « Frère Jean », la révolte s'intensifie encore, car plus il y a de contrainte, plus il faut contraindre. Travaillant dans une abbaye spécialisée en lithographie, Jean flirte parfois dangereusement avec l'hérésie, ce qui lui vaut d'être envoyé dans une ville voisine pour réaliser un ensemble de dessins sur les méthodes et le travail de la Sainte Inquisition à l'égard des hérétiques — les autorités religieuses escomptant l'édification des bonnes gens et la sienne accessoirement. Au lieu de rentrer docilement dans le troupeau, cette âme sensible pète les plombs devant tant de cruauté et d'horreur. Errant à demi-fou par monts et par vaux, il se retrouve, à la tête d'une hérésie, traqué par tout ce que la foi compte de soldats et conduit au martyr.
Il est temps, dans ce cinquième mouvement, « Seigneurs et gentes dames », de revenir aux Strange, Jesse et sa nièce Margaret, ainsi qu'à la Lady. La fin de la vie pour lui, le début pour elle. Jesse a ruiné toute concurrence dans le sud de l'Angleterre, et ses locomotives règnent sans partage quoiqu'il ne sache pas vraiment pourquoi il s'est montré si avide de pouvoir et impitoyable en affaires. Mais il n'en meurt pas moins. Encore une de ces tranches de vie où le talent de Keith Roberts donne sa pleine mesure. Margaret Strange y croise sir Robert de Wessex, bourgeoisie d'affaire et noblesse de campagne ; elle entre chez le seigneur de Purbeck, à Corfe Gate. Tout est en place pour le dernier acte.
Dernier mouvement qui se jouera à « Corfe Gate », une génération plus tard. Ce sixième mouvement est à Pavane ce que l'Ode à la Joie est à la Neuvième. C'est aussi le plus résolument tourné vers l'action. À force de refuser tout progrès technique susceptible d'améliorer la vie des gens, la tension est à son comble. Profitant de l'absence du roi parti au Nouveau monde, les affidés du pape décident de mater préventivement les châtelains progressistes telle Lady Eleanor qui tient désormais Corfe Gate. La guerre et le siège dureront jusqu'au retour du roi, et si la papauté semblera sortir victorieuse du conflit qui verra la chute de la féodalité et la destruction des places fortes telle que Corfe Gate, ce sera une victoire à la Pyrrhus. Comme un ressort, l'Histoire se détendra. L'heure de sa fin n'avait pas encore sonné.
Pavane est une livre d'une grande richesse par l'un des auteurs les plus fins qu'Albion nous ait donnés, trop injustement méconnu de ce côté-ci de la Manche. Cette réédition n'est rien moins qu'indispensable. C'est l'un des plus grands chefs-d'œuvre des littératures de l'imaginaire. Absolument magnifique, profond et sensible, brillant et fort bien pensé. C'est la gorge sèche que l'on referme Pavane, à regret, certain que ce n'est pas de sitôt que l'on pourra lire quelque chose d'aussi fort.