Imitant une forme autobiographique, Peace nous fait découvrir quelques-uns des souvenirs d’un certain Alden Dennis Weer, un homme né avec le xxesiècle à Cassionsville, une cité «typique du cœur de l’Amérique» selon ses propres mots. Alors que Den (comme le surnomment ses proches) semble être parvenu au crépuscule de son existence, il couche sur le papier les épisodes d’une vie passée pour l’essentiel dans cette anodine cité du Middle West. Adoptant un ordre (relativement…) chronologique, les premières de ces réminiscences concernent son enfance. L’on apprend ainsi que ce rejeton de la bourgeoisie d’affaires locale grandit un temps en l’absence de ses parents partis longuement voyager en Europe. Ils le confièrent alors à la garde de sa tante Olivia, figure un peu bohême de la bonne société de Cassionsville, courtisée par quelques-uns des meilleurs partis de la ville. Nullement exhaustif, le processus de remémoration de Den esquive son adolescence pour s’attacher ensuite à sa vie d’adulte. Certaines de ses réminiscences sont professionnelles, comme celles concernant sa carrière de directeur au sein d’une entreprise fabriquant du jus d’orange. D’autres de ces souvenirs sont plus intimes, tels ceux de sa brève aventure avec une bibliothécaire de Cassionsville, ou bien encore de sa rencontre avec un vieux libraire de l’endroit. Depuis son enfance, Den aime en effet les livres et les histoires qui s’y racontent. Sa passion pour la narration inclut encore les récits oraux qu’on lui fit tout au long de son existence. Accordant une même importance aux récits d’autrui qu’aux expériences qu’il a vécues, Den retranscrit les unes aussi longuement que les autres. Ces sortes de verbatim se signalent tous par leur étrangeté, consignant des contes issus du merveilleux européen, moyen-oriental ou chinois, à moins qu’il ne s’agisse de légendes plus contemporaines comme celles en rapport avec les freaks forains. Entrelaçant étroitement ces échappées dans l’imaginaire avec de factuels rappels de son existence, Den compose peu à peu une entreprise autobiographique singulière car « en réalité » profondément imprégnée par la fiction…
Captivant quant à son propos, Peace séduit d’abord par sa forme littéraire des plus maîtrisée. Aussi virtuose dans les registres de la littérature la plus canoniquement blanche que dans ceux de l’Imaginaire, le roman procure pour chacun un même et grand plaisir de lecture. Peace échappe ainsi au piège du patchwork aux pièces disparates menaçant toute entreprise transgénérique. C’est plutôt un joyau aux nombreuses et brillantes facettes que taille ici Gene Wolfe, rendant d’autant plus convaincante la profession de foi existentielle qu’il recèle. L’introspection hors-normes de Den illustre en effet de manière exemplaire le fait que la vie rêvée a autant de valeur dans une existence que la vie réelle. Affirmant non seulement le poids décisif de l’ima- gination dans l’humaine condition, Peace dépeint encore la déterminante influence des littératures de l’Imaginaire sur celle-là. Il apparaît en effet que la destinée de Den fut autant dessinée par l’épreuve phénoménologique et psychologique du réel que par la fréquentation des fictions chères à Bifrost. Non seulement celles que l’on évoquait plus tôt, mais aussi l’univers de H. P. Lovecraft, convoqué par Gene Wolfe de surprenante et éclairante manière.
Rien d’étonnant donc à ce que Peace soit une des lectures de chevet d’un certain Neil Gaiman, qui le postfaça lors d’une réédition en 2012. Le créateur de Sandman ne pouvait que se reconnaître dans cette ode réflexive et narrative aux puissances combinées de l’imagination et de l’Imaginaire…