China MIÉVILLE
FLEUVE NOIR
368pp - 21,30 €
Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33
Il n'y a pas à dire : on récolte rarement le prix Arthur C. Clarke et le British Fantasy Award pour un navet. Le premier à dire qu'il en va différemment pour le Goncourt et le Fémina aura droit à ma complète considération.
Enfin… restons plutôt dans notre petit univers S-F pour encenser comme il se doit China Miéville, auteur du présent et génial Perdido Street Station. Le terme de « génial » n'est pas un abus de langage : pareille œuvre relève en effet du génie littéraire. Agé d'à peine plus de 30 ans, et pour un second roman seulement, Miéville fait preuve d'une maîtrise d'écriture peu commune. Il a le don d'évoquer un monde sans jamais laisser affleurer le travail de l'écrivain, de créer une familiarité immédiate avec son univers : Nouvelle-Crobuzon s'offre si naturellement au lecteur qu'on a l'impression de retrouver une vieille connaissance. On y est tout de suite « absorbé ».
Prenons les choses dans l'ordre : les quelques premières pages, qui sont une sorte de « journal intime » de Yagharek, un Garuda, homme-oiseau du désert, dont le parcours constituera une sorte de fil directeur du roman, font un peu peur. Le texte est à la limite du verbeux, torturé, un peu confus… et avant de se rendre compte qu'il y a là un rendu très fin de la psychologie Garuda, on a le temps de se dire qu'on ne s'en farcira pas 800 pages comme ça.
Si le style d'écriture de Miéville, très soutenu, reste toujours relativement chargé, riche en adjectifs, périphrases, incises et apartés descriptifs, il n'est pas indigeste pour autant. Les méandres de l'écriture ne sont que l'écho stylistique des fleuves de la cité : la Poix, la Chancre et le Bitume. Cette exubérance de l'écriture reflète une ville qui vit toujours dans le grouillement, le gluant, le visqueux, l'écœurant… et dont les égouts sont peuplés de créatures que ne renierait pas Lovecraft. Paradoxalement, a contrario de cette impression d'enlisement, on sent que l'auteur ne se laisse pas aller aux digressions. Sans être sec, le récit est économe dans ses moyens : les images, pourtant étranges et fantastiques, naissent du texte avec une fluidité confondante, les dialogues parviennent à être riches sans s'étirer inutilement, et les personnages surprennent par leur individualité, qui impose une personnalité sans effort apparent de l'écrivain.
Derrière ce portrait d'une ville déliquescente, il n'y a pas, comme on pourrait s'y attendre, de charge écologiste ou de message catastrophiste. L'auteur pose, impose, sa ville, en donne le plan au début du premier tome, et baste. Il est bien fait quelques allusions au passé de Nouvelle-Crobuzon (ne serait-ce que par le préfixe de « Nouvelle »), mais on lâche rapidement l'idée du « roman à clef » pour ne se concentrer que sur le drame humain qui s'y déroule. Profondément humains, même quand il s'agit de Xénians, les personnages sont tous attachants, dans leurs idéaux, leur naïveté, leurs ridicules et leurs vices. Le savant marginal et enthousiaste, Isaac Dan der Grimnebulin (un nom qui est déjà tout un programme), sa fiancée, une femme-insecte khépri qui évolue dans un milieu interlope, Madras le mafieux, Yagharek l'étranger dont on ne sait presque rien, la Milice et le Parlement, avec toujours un train de retard, des Gorgones, vampires de l'esprit dans un style digne du « Horla », qui sèment les cauchemars sur la ville… On frôle le stéréotype du feuilleton à la Eugène Sue ou Gustave Le Rouge. Pourtant, l'auteur ne tombe jamais dans le « vulgaire » roman-feuilleton pour feuille de chou : son récit est sans complaisance. On n'y sent pas l'empreinte du « vouloir plaire ». La cruauté est parfois difficilement soutenable, surtout qu'elle vient s'insérer dans un genre où elle est logiquement « maîtrisée » par son auteur pour correspondre à l'horizon d'attente du lectorat. Raison pour laquelle l'effet est si frappant, si brutal.
Chacun poursuit sa quête personnelle, égoïste, et cependant tous sont interdépendantes : du « péché originel » de Yagharek, qui l'a privé du vol, jusqu'au dernier combat contre les Gorgones, tous les personnages sont pris dans un engrenage. Incarnant ce Destin implacable, la Fileuse (au nom de Moire), une Araignée géante aux paroles poétiques aussi peu claires que celles d'une Pythie antique, va s'occuper de rétablir l'harmonie de la toile des mondes, en sautant d'un plan de réalité à un autre. Parce que le Diable, lui, qui a un bureau en ville, ne veut pas s'en mêler… Le Concile Artefact, deus ex machina par excellence, rencontré par l'intermédiaire d'un aspirateur automatique, viendra aussi apporter son aide, mais sans perdre de vue sa propre quête… C'est ainsi que l'humour se mêle au drame, sans cesse.
L'ensemble est foisonnant, déroutant, parfois « déjanté », mais aussi poignant. Mélange complexe, mais envoûtant : la seule manière de l'apprécier pleinement, comme il se doit, c'est de pénétrer dans la Cité, comme Yagharek, qui y fera son entrée, après sa longue quête, « en homme », déchu, tombé de l'Eden dans notre univers néo-crobuzien.