[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]
C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.
Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…
Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.
Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…
Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.