Après le formidable (et très éprouvant) Mémoire des ténèbres, les éditions 13e Note poursuivent la publication des œuvres de Jerry Stahl, auteur américain un temps classé au rayon polar, dont l’humour, la causticité et le désespoir latent font mouche à tous les coups. Avec Perv, une histoire d’amour, les lecteurs conquis par les opus précédents ne seront pas déçus. Saluons au passage le très beau travail éditorial de 13e Note et la qualité des traductions, détail totalement négligé par les éditons Rivages qui ont allègrement massacré Anesthésie générale, autre roman de Stahl paru il y a peu et rendu quasi illisible. Les amateurs de cinéma connaissent Jerry Stahl le scénariste (crédité au générique de films bas du front mais qu’on imagine lucratifs), les toxicomanes son passé de junkie, et les lecteurs lambda son penchant pour l’absurde, les situations grotesques et ses descriptions tragicomiques. Perv, une histoire d’amour est un subtil mélange des trois, la touche autobiographique en plus. Car si l’auteur se garde bien de préciser ici ou là qu’il s’agit d’une histoire vraie, les petites phrases lancées dans les romans précédents ne font pas illusion longtemps. Reste une question essentielle, pourquoi chroniquer ce roman dans les pages science-fictionnesques de Bifrost ? Tout simplement parce que Bifrost soutient depuis toujours la littérature déviante, bizarre et subversive. De ce point de vue-là, Stahl ne craint personne, et ses descriptions post-apocalyptiques de cerveaux cramés par les joints d’héroïne pure ne dépareilleront pas dans la bibliothèque des amateurs de Philip K. Dick et de Van Vogt (si si).
Nous sommes à l’aube des années soixante-dix, et pour le jeune Bobby Stark, le retour à Pittsburgh se passe mal. Viré de sa pension pour riches où sa veuve de mère maniaco-dépressive l’avait envoyé suivre une éducation digne de ce nom, le voilà forcé de vivre sous le toit familial, sans avenir, sans rien. Pourtant, tout commençait bien. Bobby Stark venait de perdre son pucelage en même temps que deux copains en s’occupant de la très compréhensive Sharon, mais malheur, le préservatif reste dans le vagin, le père (manchot et coiffeur) débarque, tombe sur Bobby la main dans le sexe de sa fille, assiste à la fuite lâche et précipitée des autres, et décide de parler à Bobby. Sur cette ouverture à la fois douloureuse et douteuse, Stahl brode un dialogue hallucinant entre l’homme et l’ado, d’où il ressort que la vie c’est de la merde, qu’il ne faudrait pas vieillir et que, quand même, tu vas t’en souvenir de cette journée, mon gars, où est-ce que j’ai rangé mon matériel à tatouage ? Renvoyé de l’école pour faute morale, Bobby le pestiféré retrouve donc le giron maternel, alors que partout des jeunes hippies à moitié nus font l’amour dans les parcs, et qu’il est forcé de suivre les leçons de comportement des amis de sa mère (un pédophile refoulé, un ancien combattant post-chrétien). Des retrouvailles improbables vont pourtant changer tout ça. Tombé nez à nez avec Michelle, son ancien amour de CM1 désormais krishna girl sans sous-vêtements, il décide de reprendre son existence en main… et de filer en stop avec sa belle en Californie, pour changer de vie. On s’en doute, le road-trip dégénère assez vite et la tentative de viol qui s’étale sur les 60 dernières pages du roman fait partie des authentiques moments de grande littérature qui jalonnent le parcours d’une vie de lecture. Tout y est, la tension, l’angoisse, l’hilarité, l’horreur… du grand art, dont on ressort sonné, ébouriffé, sidéré.
Au-delà des aventures percutantes d’un héros décalé qui dressent le portrait au scalpel rouillé d’une Amérique dégénérée d’un réalisme terrifiant, Perv, une histoire d’amour est aussi un roman initiatique touchant dans un décor disparu. Les personnages de Stahl existent, vivent et meurent en toute absurdité, comme il sied à l’existence dans son ensemble. Ne ratez pas ce grand livre dont l’apparente superficialité masque la profondeur et l’intelligence.