La parution en France d'un nouveau roman de Chuck Palahniuk est toujours un petit événement. Au moins auprès de ses fans ; regardez-vous dans un miroir avant de me contredire. Il faut cependant reconnaître que l'auteur états-unien nous avait beaucoup déçu avec ses derniers titres car, avouons-le sans ambages, il semblait s'enferrer dans une routine sexe/violence/provocation un peu lassante. Bonne nouvelle, avec Rant — abandonnons l'oubliable titre français — Chuck Palahniuk est de retour ! Et plutôt que de répéter l'argument du roman qui se cantonne à « comment ai-je rencontré Rant, que sais-je de sa vie et comment a-t-il transformé la mienne ? », décortiquons la mécanique de ce retour en verve.
Rant est un double portrait. Tout d'abord, le portrait d'un individu : Buster Casey, aussi surnommé Rant, depuis qu'il a joué un tour pendable à la communauté de Middleton qui l'a vue naître. Qui est Rant ? Un mythe ? Un héros ? Un prophète ? Un être malfaisant ? Le Superagent contaminant ? L'inventeur du Baiser qui Tue ? Un sale gosse, voire, plus simplement, un personnage insignifiant que le hasard a promu au rang de catalyseur collectif ? À vrai dire, peu importe. Rant existe, porté ici par le témoignage d'une soixantaine de personnes qui s'adressent successivement au lecteur et lui révèlent leur point de vue, forcément bien informé à leurs yeux, sur un personnage qu'elles ont côtoyé personnellement. Chacun y va ainsi de son anecdote « véridique ». Ces déclarations se recoupent fréquemment et apportent un éclairage différent sur un même événement. Elles se contredisent aussi et ceci impulse un dynamisme indéniable au récit qui, par la même occasion, se plaît à jouer avec les diverses intonations des multiples narrateurs. Mais au final, il faut se rendre à l'évidence. Rant n'existe que par la bouche de ces témoins et, à aucun moment, il n'est le narrateur de sa propre histoire. Au passage, le procédé rappellera quelques bons souvenirs aux lecteurs de Fight Club. Précisons tout de même que si Chuck Palahniuk réitère le coup du dénouement inattendu, celui-ci est d'une nature plus paradoxale et science-fictive.
Mais en même temps, tous ces témoins n'existent eux-mêmes qu'au travers de la contribution qu'ils apportent au récit. Et c'est un portrait en creux de leur vie qui s'esquisse progressivement. Un compte rendu de leurs comportements pathologiques finalement très contemporains. Le diagnostic d'un mal-être profondément ancré dans leur psyché. N'en rions pas trop vite, au risque de nous rencontrer au détour d'un chapitre. En se relayant, ils nous invitent aussi à découvrir leur univers. Un monde bien plus absurde que dystopique, à y regarder de plus près. Un monde fondé sur un apartheid qui divise la population en deux groupes : les diurnes et les nocturnes. Une société où le principal loisir consiste, au cours de soirées à thème surnommées crashing, à tamponner les autres voitures avec son propre véhicule afin d'y laisser une belle éraflure. Un univers où l'horizon événementiel de la population s'est figé dans un présent bipolaire — nuit/jour — et où il est devenu vain de se projeter dans l'avenir puisque de toute façon : « Ton avenir de demain ne sera pas le même que ton avenir d'hier. » (Dixit Rant Casey.) Un monde qui tourne en rond dans un déraisonnable mouvement perpétuel. Au final, un monde pas si différent du nôtre puisque les névroses s'y déploient aussi aisément. Et derrière le goût pour la provocation et l'ironie sardonique, on sent poindre chez Chuck Palahniuk une timide tendresse envers ses personnages paumés ou grotesques. On perçoit également que des questions essentielles sur l'être et la réalité affleurent au travers des divers témoignages. Si la réalité est un consensus, celui qui crée sa propre réalité, grâce à sa faculté à croire et à imaginer, détermine la réalité des autres : ceux qui ne peuvent plus imaginer ou qui ne peuvent plus croire. N'est-ce pas un peu ce qu'accomplit Rant… ?