Jasper FFORDE
FLEUVE NOIR
416pp - 20,90 €
Critique parue en avril 2015 dans Bifrost n° 78
Avec Petit Enfer dans la bibliothèque (on préfèrera largement — une fois de plus — le titre original, The Woman Who Died a Lot), septième tome de la série entamée avec le cultissime L’Affaire Jane Eyre, nous retrouvons avec un plaisir non dissimulé la détective littéraire Thursday Next. La vraie, cette fois (enfin, ça dépend, mais chut…), et pas son ersatz de fiction.
Une Thursday Next quinquagénaire, un peu amochée physiquement, mais sinon ça va. Un mari, Landen ; deux enfants, l’adolescente géniale Tuesday, l’ex-futur chef de la ChronoGarde Friday (deux, pas trois, hein : on se gardera bien d’oublier que Jenny est un virus mental). Et une belle opportunité de carrière, elle en est cer-taine : à condition de passer pour suffisamment folle, elle ne doute pas qu’on lui confie la direction de l’OS-27, son ancien service tout juste ressuscité ! Pourtant, c’est la jeune Phoebé Soutif qui est choisie pour ce poste… On réserve en fait à Thursday la direction des bibliothèques du Wessex, ce qui n’est pas rien, loin de là : aucun métier n’est plus prestigieux que celui de bibliothécaire ! Et un travail colossal l’attend, d’autant que des coupes budgétaires drastiques sont à craindre…
Mais la situation à Swindon est complexe, et Thursday sera amenée à fourrer son nez un peu partout (comme elle sait si bien le faire) : la menace d’un châtiment divin pèse sur la ville d’ici la fin de semaine (elle n’aura ainsi pas à attendre l’astéroïde HR-6984, qui a quelques probabilités d’exterminer l’humanité une poignée d’années plus tard), et il n’est pas dit que Tuesday, malgré tout son génie, parvienne à mettre en place un dispositif de sécurité contre le courroux de l’Etre Suprême d’ici-là.
Et puis il y a le cas de Friday : lui qui ne peut plus devenir chef de la ChronoGarde depuis qu’on a décrété que le voyage dans le temps n’était tout compte fait pas possible a néanmoins reçu de son moi futur un billet de destinée… selon lequel il commettra un meurtre d’ici vendredi, et passera le reste de sa misérable vie en prison !
Oui, Thursday a du pain sur la planche… et de vieux ennemis qui refont surface.
Petit Enfer dans la bibliothèque, à l’instar de ses prédécesseurs immédiats, est sans doute attendu au tournant par les amateurs. Et on concèdera d’emblée qu’il n’atteint sans doute pas à la maestria des meilleurs tomes de la série, disons par exemple L’Affaire Jane Eyre et Le Puits des histoires perdues. Plusieurs raisons à cela : l’éloignement relatif du monde des livres (avec ou sans majuscules), malgré le titre et en dépit de quelques rattrapages, y est sans doute pour beaucoup ; la dispersion assez franche du roman, aussi, qui donne l’impression sur plus de la moitié de sa longueur de se perdre en digressions au mépris de toute trame (il y en a bien une, cependant, complexe, mais elle ne se révèle que lentement, un peu trop sans doute) ; et peut-être, avouons-le, un vague sentiment de répétition, sans aller jusqu’à la lassitude : au septième tome, on est bien évidemment loin de la surprise des premiers…
Cela fait-il de Petit Enfer dans la bibliothèque une déception, même relative (comme avait pu l’être, dans un registre différent, le néanmoins sympathique Le Mystère du Hareng Saur) ? Finalement, non. Même si l’on a un peu trop longtemps l’impression de lire un catalogue désordonné de gags absurdes, le fait est que ceux-ci sont délicieusement so British, et suscitent plus qu’à leur tour le rire chez le lecteur complice, heureux de retrouver cet univers et d’être régulièrement surpris par l’inventivité toujours frénétique de l’auteur. Ça fuse de toutes parts, et en définitive ça marche, a fortiori quand les éléments commencent à se rassembler pour constituer une trame digne de ce nom, avec de vraies bonnes idées de science-fiction.
Cela ne fait pas de ce septième tome une réussite aussi franche et indispensable que les meilleurs des précédents, non, mais, quand bien même assez mineur, il offre amplement de quoi se réjouir, et louer l’indéniable talent et la grande singularité de Jasper Fforde.