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Les critiques de Bifrost

Petite musique de nuit

Petite musique de nuit

Lucius SHEPARD
FLAMMARION
252pp - 12,96 €

Bifrost n° 18

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

Lucius Shepard, c'est avant tout un style, une voix à part dans la S-F par le charme de son écriture soyeuse et bruissante, par la profondeur de ses propos, par la dimension humaine qu'il donne à son œuvre. Sa façon de recentrer le récit sur l'humain, de sonder l'âme de ses personnages, fait presque perdre de vue l'aspect science-fictif du texte.

Ainsi en va-t-il de la novella qui occupe la moitié de ce recueil, « Une Histoire de l'humanité » : on peut y voir les errements d'un homme qui s'illusionne sur ses sentiments pour la femme avec qui il trompe son épouse et qui cherche une vérité ou un avenir à leur relation. On peut aussi y voir un épisode tragique de cette humanité d'après la catastrophe, environnée de singes et de tigres, se protégeant des Mauvais, bandes organisées de pilleurs, qui lève le voile sur les mystérieux Capitaines dialoguant avec qui le désire ; ces survivants de l'ancien monde, loin d'être des alliés, sont surtout les représentants de la cruauté et de la perversion humaines. Dans les deux cas cependant, la vérité n'est pas celle qu'on croit détenir.

Une histoire de cœur est également au centre de « Tous les parfums d'Arabie », où un trafiquant s'entiche d'une américaine dotée d'une main postiche, relation qui le conduit à être investi d'une mission sacrée par le Prophète.

Aux visions qui l'assaillent sous l'emprise de la drogue qu'on l'a forcé à ingérer correspondent celles de ce boxeur professionnel sur le déclin, pratiquement aveugle, mais qui voit par moment son adversaire sous sa forme animale dans « La Bête des terres intérieures ». À la vérité délivrée par la vision correspond, par un subtil chassé-croisé, celle qu'il découvre le concernant, alors qu'il recommence sa vie avec une prostituée. Affaire de cœur encore.

La trahison de la femme est présente dans les deux autres nouvelles, celle qui donne son titre au recueil et « L'Amérique du sport », une sombre histoire de gangsters sur fond de discussions de foot américain. La « Petite Musique de nuit » est celle que jouent les ressuscités (selon des moyens scientifiques et non grâce à un virus, comme dans Les Yeux électriques, premier roman de l'auteur), si pénétrante et hypnotique qu'elle semble délivrer des vérités à ceux qui l'écoutent et les place sous son emprise.

Violent, elliptique et riche à la fois, Shepard réussit une envoûtante alchimie en abordant des thèmes de science-fiction sous l'angle intimiste, à travers des personnages que des préoccupations sentimentales distraient, qui permet de donner un éclairage bien particulier à chaque sujet traité. De telles petites musiques ne s'oublient pas facilement.

Claude ECKEN

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