Lucius SHEPARD
FLAMMARION
252pp - 12,96 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Comme pour nous rappeler que Lucius Shepard est aussi un auteur de science-fiction, la moitié de ce recueil de cinq textes est occupée par une très longue novella post-apocalyptique : « Une histoire de l'humanité ». On y lit l'autobiographie de Robert Hylliard, pauvre type dépassé par la vie : sa femme s'éloigne chaque jour un peu plus de lui ; son fils entame sa crise d'adolescence ; et sa jeune maîtresse lui inspire bien plus qu'il ne le voudrait. Ce petit monde vit dans une société rurale isolée, bordée par un mystérieux plateau désertique, et sujette aux fréquentes attaques de singes bien trop évolués. Reste pour compléter le tableau les Mauvais, bannis de la vallée, qui survivent par leurs propres moyens. Et les Capitaines, hommes et femmes énigmatiques qui, eux, prétendent vivre à bord de vaisseaux spatiaux et assurer la survie de cette humanité égarée. Robert, tiraillé entre ses deux femmes, tient sagement son rôle dans cette petite communauté. Jusqu'au jour où une crise au sein de son couple propulse le triangle amoureux (sans oublier le fiston !) sur le plateau, à la rencontre de vérités peu ragoûtantes.
La force de l'auteur, c'est de placer le lecteur dans la tête de ses narrateurs successifs, puis de faire tomber ce même lecteur dans des univers autres, en quelques lignes. Or ces univers ne sont pas anodins, ce sont des espaces extrêmement codifiés (la boxe, le post-apocalyptique, le monde du jazz...) et surtout contraints. Shepard se sert alors de ces contraintes pour extraire la substantifique moelle de ses héros. Ces hommes qui ont à peu près son âge, ne savent plus qui aimer, ni comment, et sont arrivés à un moment charnière de leur existence. Dans chacune de ces nouvelles, ils vont être appelés, par la violence des événements qu'ils subissent, à faire le point sur leur vie. Ces questionnements les amèneront à opérer de réels changements.
Ces hommes condamnés à évoluer... C'est Mears, le boxeur sur le déclin, qui perd la vue et qui, argument fantastique, voit ses adversaires comme des bêtes démoniaques. Sa vue qui le quitte, c'est sa femme dont il est depuis longtemps séparé, mais dont il n'a jamais pu se défaire. Saura-t-il reconstruire ?
C'est Penner, l'apprenti gangster, qui voit sa vie éclater sur un fond de discussion à propos des équipes de football américain.
C'est Danny, le petit trafiquant installé au Caire, qui tombe sur une affaire qui le dépasse. Aux côtés d'une mutilée de la guerre du Golfe, il vivra une expérience mystique. Comme Penner, il trouvera finalement en lui des ressources insoupçonnées qui lui permettront de prendre le contrôle de sa vie.
Quant à la « Petite musique de nuit » qui donne son titre au recueil, c'est celle qu'entend Wade, journaliste de jazz, qui a vu jouer les morts. Mais qui s'en soucie ? Pas lui en tout cas, dont le couple se désagrège, au point que lui-même en prend conscience. Ce texte de fantastique est certainement celui qui sonne le plus juste du recueil. Peut-être est-ce aussi celui où Shepard se révèle le plus.