À quelques jours près, trois années auront été nécessaires aux éditions du Bélial’ pour achever la publication de « Terra Ignota », cinq volumes d’une œuvre immense, tant par le travail qu’elle représente que par ce qu’elle a apporté à l’Imaginaire au sens large, et à la science-fiction en particulier. Il faut saluer, une fois encore, l’exceptionnel travail de traduction de Michelle Charrier, dont la plume est désormais indissociable de tout ce que cet univers représente pour ses lecteurs francophones.
Avec les dernières pages arrive enfin le terme de la guerre : les masques tombent, il est l’heure de faire les comptes et, pour les vainqueurs, de préparer la suite. Sans doute le fait d’appeler Hobbes au côté de Mycroft Canner constituait en soi un indice sur l’issue du conflit ayant occupé le tome précédent, L’Alphabet des Créateurs (cf. Bifrost n° 106), et le présent volume. L’identité du camp vainqueur ne surprendra donc pas : Ada Palmer, fidèle à ses habitudes, se cache dans les détails. La récompense du lecteur patient se trouve dans les mille et une nuances de la réponse apportée à la question posée dès que la guerre, dans ce monde engourdi par une paix séculaire, est devenue une perspective inévitable : à quel prix l’Utopie peut-elle survivre ? Car l’Utopie n’a jamais cessé d’être le point d’interrogation de ce récit, son objet d’étude et d’expérimentation, tantôt appareil critique, tantôt instrument de démonstration ; il en a toujours été la ligne rouge, le cœur et l’horizon, tant et si bien qu’il était permis de se demander si Ada Palmer aurait finalement l’audace de répondre à sa propre question. Force est de le constater in fine : sa réponse est magnifique, simple dans son principe, évidente telle qu’elle nous est offerte, extrêmement touchante en ce qu’elle incarne l’état d’esprit de son autrice, l’espoir qu’elle place en l’humanité, ce qu’elle s’efforce de transmettre.
On en conviendra, et avec nous les découragés en cours de route : Ada Palmer n’est pas toujours facile à suivre. Elle laisse dans son sillage une œuvre qui imposerait presque d’emblée sa relecture tant elle exige de son lecteur, et ce dès les premières pages. « Terra Ignota » est dense d’idées exploitées, riche d’inspirations et d’une culture énorme, ambitieux dans sa mise en œuvre et ses visées. Quelques lenteurs dans la trame donneront parfois le sentiment de s’empêtrer dans un déroulé complexe et interminable d’évènements, tandis que la multiplicité des protagonistes peu rendre l’ensemble confus et difficile à cartographier. C’est pourtant ce foisonnement qui confère à son univers un relief proprement extraordinaire, son atmosphère hors du commun, et permet de restituer l’extrême subtilité de la réflexion que l’autrice y mène. Au terme des 2 900 pages de cette monumentale saga, la récompense est bel et bien là, confirmant ce que l’on savait déjà : « Terra Ignota » est une œuvre magistrale qui restera. Une pierre de touche.