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Les critiques de Bifrost

Pierre-de vie

Jo WALTON
DENOËL
21,90 €

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

Appelkirk, un paisible village de huit cents âmes, est situé dans les Marches, région centrale du monde où le temps ne s’écoule pas de manière identique d’est en ouest. En Orient, territoire des dieux, la magie est puissante, le temps passe plus vite et il est très difficile d’y exister en tant qu’individu isolé. En Occident, au contraire, plus de magie et un temps qui se fige, une population vivant de routines et d’habitudes. Appelkirk est un peu l’Angleterre campagnarde fantasmée dans les romans du xxe siècle qu’on retrouve aussi dans la Terre du Milieu habitée par les Hobbits de J. R. R. Tolkien : une petite ville calme, à l’écart du monde, administrée avec équité et probité par son seigneur local, abritant une population de fermiers, artisans et commerçants capables d’oublier les querelles intestines insignifiantes pour s’unir lorsque le bien commun est menacé. Si la religion y est présente, les prêtres préfèrent s’occuper des vivants et se tenir éloignés des affaires des dieux, sources de troubles. La magie, appelée yeya, y est suffisamment présente pour fabriquer des charmes et des talismans destinés à purifier l’eau, accélérer les guérisons ou protéger les maisons. Elle confère aussi à la plupart des habitants un ou plusieurs dons. Le personnage central du roman, Taveth, est capable de voir les gens à différentes étapes de leur vie, sous forme de multiples ombres. D’autres peuvent faire léviter des objets, faire fructifier les arbres fruitiers. À Appelkirk, on pense d’abord à l’utilité pour tous avant de penser à soi, même si chaque habitant cherche sa pierre-de-vie, ce pour quoi il est fait et qui le rendra heureux. Trouver sa pierre-de-vie, c’est aussi trouver sa place dans le monde, l’endroit, la tâche, le métier ou la fonction dans lesquels on peut se sentir être soi-même. L’équilibre d’Appelkirk se retrouve en danger lors du retour d’Anethe, ancienne maîtresse des lieux, partie en Orient. Si, pour elle, quelques dizaines d’années ont passé, sur ses terres plusieurs générations se sont succédées. Elle fuit la colère d’Agdisdis, la déesse du mariage. Presque simultanément arrive Jankin, un étudiant de l’ouest, aussi passionné par l’histoire que par les femmes et qui peut, pour Agdisdis, devenir le parfait instrument de sa vengeance. Car s’il y a un domaine dans lequel le petit village n’est guère conventionnel, c’est bien celui de l’amour. Taveth aime Ferrand, le seigneur d’Appelkirk, et son mari Ranal, qui exploite les terres pour Ferrand. Ranal l’aime en retour, mais entretient une relation avec Chayra, l’épouse de Ferrand. Ce polyamour, très éloigné de la monogamie prônée par Agdisdis, a donné naissance à une famille joyeuse et soudée et fonctionne à la condition que chacun respecte les sentiments des autres et veille au bien-être émotionnel de tous…

Jo Walton joue, tout en subtilité et finesse, avec le concept de temps : pour les habitants du village, Hanethe est un visiteur du passé tandis que pour Jankin, les Marches représentent le passé. La narration, non linéaire, et la quasi absence d’utilisation de temps du passé quand elle adopte le point de vue de Taveth renforcent cette impression de décalage temporel. À première vue, pas d’enjeux extraordinaires dans la fantasy de Jo Walton. Les décors délaissent les salles du trône au profit d’une cuisine emplie d’odeurs de délicieuses tourtes chaudes ou d’un jardin où les fleurs s’épanouissent. Pourtant, les drames qui bousculent la tranquillité de la calme bourgade sont les mêmes que ceux qui traversent les romans de fantasy épique. À l’échelle d’Appelkirk, il y a un monde à sauver, des dieux à déjouer, des gens à protéger, des batailles à mener, du sang, des morts et des larmes. Pierre-de-vie, à sa façon, aborde aussi des sujets importants tels que la politique (ici, dans son sens premier : tout ce qui a trait à la vie de la cité), les mœurs et les relations familiales, la religion, le libre-arbitre et la possibilité de se trouver et d’être soi-même. Les jurés du prix Mythopoeic ne s’y sont pas trompés en 2010.

Karine GOBLED

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