Période faste pour Jeanne-A Debats. Après son recueil de nouvelles, Stratégies du réenchantement, paru chez Griffe d’encre en mai dernier, c’est désormais au tour de Plaguers, chez l’Atalante cette fois. Dans ce roman, le premier de l’auteure en collection « adulte », cette dernière revient sur ses thèmes de prédilection et pousse plus loin certaines idées abordées dans ses nouvelles : un groupe d’individus différents doit vivre, voire survivre, dans un environnement hostile, un monde dévasté par le manque d’attention qu’on lui a porté.
Quentin est un jeune homme dont la vie d’adolescent rebelle a basculé lorsque de l’eau s’est écoulée de ses pieds. Nouvelle victime de ce mal récent, de cette « Plaie », il est devenu ce que les autres appellent des « Plaguers », des jeunes hommes et femmes touchés par cette malédiction aux formes diverses. Certains font naître des végétaux, d’autres créent et vivent entourés d’animaux — serpents, abeilles ou loups. Au début, personne ne maîtrise ce pouvoir. Leurs détenteurs sont donc isolés, ou plus précisément parqués dans des Réserves. Quentin se retrouve dans celle de Paris. Il y pénètre en même temps qu’Illya, jeune fille transformée en homme par ses parents pour tenter d’échapper à sa Plaie. Sans succès. Ils vont devoir apprendre comment vivre dans cette communauté. Comment supporter, puis, peut-être, contrôler leur « talent ». Ils vont finir par comprendre comment l’humanité en est arrivée à ce point de déliquescence et comment eux-mêmes ont été créés…
Jeanne-A Debats sait conduire le lecteur au milieu de ses personnages ; elle a cette tendresse à leur encontre qui les humanise. Dès les premières pages, elle caractérise les deux principaux protagonistes, expose leurs faiblesses, leurs doutes, leurs fragilités. A travers les yeux du jeune Quentin, la communauté des Plaguers, des Uns et des Multiples, prend rapidement vie. On sent que l’auteure apprécie ce mode de fonctionnement : une certaine anarchie, régulée par la bonne volonté de chacun, guidée par les plus anciens, les plus « sages ». Pas de pouvoir central pour imposer, sans explication, des règles à priori injustes. Pas de privilèges pour une minorité. Le respect des différences de chacun, mais aussi de la nature.
C’est un autre thème important du roman. Le monde dans lequel évoluent les personnages est cauchemardesque. L’air est tellement pollué qu’il faut sortir avec un masque. L’énergie est à ce point rare que les quartiers les plus pauvres en sont quasiment dépourvus. On a bien trouvé une nouvelle façon d’en produire, mais elle est insuffisante. La société est donc encore plus clivée qu’aujourd’hui : les riches, enfermés dans leurs quartiers, laissent les pauvres suffoquer, mourir à petit feu. La nourriture et les autres ressources sont stockées dans des zones protégées. Tout le monde n’y a pas accès.
Corollaire de ces souffrances, de cette déshumanisation : la haine de l’autre. Et qui détester sinon ces mutants aux pouvoirs étranges et dévastateurs (certains peuvent créer des virus tueurs, des tsunamis ravageurs) ? Certains d’entre eux, déjà, se méprisent et ne supportent pas leur transformation…
Plaguers s’avère en définitive un roman profondément humain et non dénué d’optimisme en dépit de la noirceur du monde décrit, malgré la violence de certains sentiments, de certains personnages. On pourrait presque parler de naïveté — un reliquat, peut-être, des habitudes prises par l’auteure au cours de l’écriture de ses romans « jeunesse ». Mais tout cela demeure remarquablement mené, avec une belle justesse dans les portraits, un réel enthousiasme bienveillant, au point qu’on se laisse emporter dans ce récit d’un avenir certes sombre mais où palpite encore l’espoir.