Pierre BORDAGE
AU DIABLE VAUVERT
504pp - 23,00 €
Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48
Léonie, une Libérienne séquestrée depuis l'âge de huit ans par sa tante qui la prostitue, parvient à s'enfuir. Sans papiers, malgré les efforts de l'association qui l'a recueillie et l'enfer qu'elle a vécu, elle n'est pas autorisée à rester en France et choisit la clandestinité. Afin de se payer de faux papiers, elle accepte de jouer les cobayes pour des tests de médicaments bien peu protocolaires. Naïve, elle commet toutes les erreurs qu'entraîne son ignorance de la vie et des gens.
Dans le même temps, un policier de la criminelle, désabusé pour avoir trop connu les noirceurs de l'âme humaine, découvre un charnier sur un discret îlot de la Marne alors que, pour trouver les motifs d'une mise à pied, on venait de lui adjoindre une partenaire chargée de le fliquer. Edmé, qu'on surnomme le Miso pour son désintérêt des femmes, comprend qu'il est tombé sur une grosse affaire comprenant plusieurs tortionnaires s'amusant avec leurs victimes.
Quel lien y a-t-il entre ces deux intrigues et celle de Cyrian, fils à papa ? Cet étudiant apparemment sans histoires, en réalité prêt à subir moult humiliations et commettre des abjections jusqu'à perdre l'amour de sa fiancée, accomplit les épreuves initiatiques lui ouvrant les portes de la secte des Titans. Grâce à elle, il a accès au translateur d'âme qui permet de vivre quatre jours dans le corps d'une autre personne, de regarder et sentir le monde avec d'autres yeux. Cyrian, immédiatement accro, tient à renouveler l'expérience.
Ce n'est pas la première fois que Bordage imagine pareille situation : qu'on se souvienne des spectateurs se branchant sur les gladiateurs dans Wang, mais, hormis la description fascinée de la découverte extrême, ultime, de l'autre, il ne pousse pas l'analyse bien loin. Certains passages contant les différences de perception sont bien vus, d'autres paraissent trop convenus ou naïfs pour susciter l'adhésion.
Son attention se porte davantage sur ses personnages en mal d'amour, meurtris par la vie ou n'ayant pas pris la mesure du monde. C'est davantage pour mettre l'accent sur la condition des sans-papiers ou sur l'égoïsme généralisé des nantis que Bordage déroule une intrigue policière exploitant ces thématiques. Le sordide des situations impressionne peu, pourtant, peut-être parce que les personnages stéréotypés et les intrigues convenues ne permettent pas de dépasser les clichés. Bordage a voulu placer l'amour au plus fort de la noirceur : c'est lui qui sauve chacun des protagonistes. Mais il les change trop rapidement pour être crédible et l'ensemble, un peu trop chargé de bons sentiments, n'évite le mélo poisseux que de justesse. Les Bulls qui défendent le squat contre la police : de sacrés braves gars ; Edmé : un flic éteint métamorphosé par un simple baiser ; en revanche, tante Destinée et son amant Lucius se comportent avec toute la noirceur que réclame leur statut d'esclavagistes, Thénardier faisant tenir à Léonie le rôle de Cosette ; les incessantes galères de celle-ci ne sont que le prétexte un peu trop évident à dresser la liste des déboires des sans-papiers.
Il n'en reste pas moins qu'en conteur accompli, Bordage capte suffisamment l'attention du lecteur pour l'empêcher de se poser ces questions en cours de route. Les clichés et les bons sentiments sont présentés avec un art consommé de la narration. Les passages trop sucrés alternent avec des scènes d'action, et tant pis pour ceux qui auraient souhaité des plats plus relevés ! Bordage vise clairement à satisfaire le grand public ; il serait indécent de reprocher à un si performant ambassadeur d'arrondir les angles, compte tenu du nombre de lecteurs qu'il acclimate aux littératures de l'imaginaire.