Premier roman ambitieux de Roland C. Wagner, après Le Serpent d'angoisse et Un Ange s'est pendu, Poupée aux yeux morts, qui comprenait dans sa première édition trois volumes, conte les tribulations de Kerl, un voyageur de l'espace qui, à la suite d'une panne sur son vaisseau, a vieilli durant le trajet. Ce septuagénaire tente de retrouver Sue, la bien-aimée qu'il a délaissée cinquante ans plus tôt, laquelle n'a paradoxalement pas pris une ride depuis qu'elle a été conditionnée pour devenir une prostituée.
Cette quête sentimentale se double vite d'une autre, à l'échelle cosmique. En effet, la rationalité est de plus en plus souvent prise en défaut : il semble qu'une autre logique venue du fond de l'espace, la Perturbation, progresse vers la Terre. Les premiers éléments de cette menace sont donnés à Kerl par l'intermédiaire d'un Fouinain, un extraterrestre dont le physique comique ne masque que mieux l'étendue des pouvoirs psychiques. C'est cependant à l'astronaute de rassembler en un tout cohérent les indices qu'il glane au cours de péripéties rocambolesques ; les Matraqueurs, qui hantent le métro et s'expriment en langage minimaliste, les Salvoïdes, clones dont la fonction même de faiseurs d'horribles jeux de mots est un mauvais jeu de mots, les Transylvaniens qui dansent en effectuant de courts sauts dans le temps, les Néopurs, ex régime fort mais encore puissant, d'un puritanisme exacerbé, renversé par la Rationalité et sa rigidité scientifique, comme d'autres extraterrestres ou d'autres personnages attachants, constituent, parfois sans en avoir conscience, un élément du puzzle. Références musicales et littéraires, principalement de Science-Fiction, culturelles en ce qui concerne les images du vieux Paris, scientifiques par rapport à la Perturbation sont autant de détails qui portent l'intrigue à un point d'ébullition.
L'art littéraire de Roland C. Wagner est de manipuler conjointement le motif et la trame. Comme dans Les Futurs Mystères de Paris, que ce roman préfigure, chaque motif de son puzzle répète un élément de la trame globale.
Comme toujours chez Wagner, l'action est rapide et échevelée, de multiples personnages se croisent, se perdent et se retrouvent, d'innombrables idées et postulats sont agités, concaténés pour finalement accoucher d'une théorie unifiée d'un univers imaginaire aussi foisonnant dans sa complexité que cohérent dans son ensemble. On sort d'une telle lecture un peu étourdi, mais ravi, ébloui par ce numéro d'équilibriste. Une réédition essentielle.