« Pourquoi avons-nous échoué ? » Telle est la question lancinante qui taraude Alexandre Bogdanov en 1927, à l’occasion des préparatifs de la commémoration des dix ans de la Révolution d’octobre. Telle est l’interrogation qui le bouscule dans ses convictions profondes lorsqu’il y pense. Lui, le révolutionnaire, apôtre d’un socialisme intégral, médecin et philosophe marxiste, compagnon de route et d’exil de Lénine avant de rompre avec le père du bolchevisme, mais aussi écrivain de science-fiction, notamment du roman L’Étoile rouge racontant le voyage d’un Terrien sur Mars la socialiste. Lui, le théoricien du Proletkult, ce mouvement d’éducation populaire promouvant une culture littéraire et artistique authentiquement prolétarienne, l’inventeur de la tectologie, cette science universelle de l’organisation, anticipation prémonitoire de la cybernétique. La cinquantaine venue, il ne nourrit désormais plus guère l’espoir de changer le monde, d’impulser un sens plus collectif à l’existence humaine afin de contribuer à l’avènement d’un avenir plus enchanteur. Alors pourquoi cette jeune inconnue l’émeut-elle autant ? Fille d’un ancien compagnon perdu de vue pendant la Révolution et la guerre civile, elle prétend être sa fille naturelle, née de l’union avec une Martienne dont elle partage en partie le patrimoine génétique. Alors, fantasme ou réalité ? L’imagination ayant présidé à l’écriture de L’Étoile rouge et dont il tire l’inspiration des propos confus de cet ancien compagnon ne serait-elle pas seulement une chimère ? Même si son pragmatisme le pousse à douter, Bogdanov aimerait tant croire que l’utopie est toujours une option défendable. En dépit des anciens camarades devenus bureaucrates sans état d’âme, en dépit des arrestations de la Guépéou, en dépit du climat de terreur et des menaces de répression qui s’apprêtent à se déchaîner contre les opposants à Staline. Croire encore une fois que l’on peut tout changer, plier le réel aux rêves de rénovation politique, sociale et culturelle. Parce qu’une révolution ne suffit pas. Il en faut cent.
Avec Proletkult, les auteurs du collectif Wu Ming renouent avec le procédé de L’Étoile du matin (cf. Bifrost n° 76) où s’entremêlaient les destins de T.E. Lawrence, J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis et Robert Graves sur fond de Première Guerre mondiale. À mi-chemin entre le roman historique et la science-fiction, Le Docteur Jivago et L’Homme tombé du ciel, ils dépeignent la société soviétique à la croisée des chemins, entre utopie et totalitarisme, s’attachant aux pas d’Alexandre Malinovski Bogdanov. Un franc-tireur, éternel marginal à l’intérieur de son propre parti, un philosophe convaincu du bien-fondé de ses théories, mais aussi un homme fragile, qui doute et aimerait croire que l’on peut amender l’esprit humain dans un sens plus collectif et fraternel. Le personnage nous touche à plus d’un titre, d’autant plus que l’histoire l’a cruellement touché, lui. Il a connu la clandestinité, traqué par la police du tsar, mais aussi l’horreur de la guerre auprès des combattants russes sur le front des lacs de Mazurie. Il a bataillé sans faiblir au sein du parti ouvrier social-démocrate pour défendre ses idées, avant d’être frappé par la trahison et l’exclusion. Poussé peu à peu dans les coulisses du pouvoir, il n’a pourtant jamais renoncé à ses théories, les appliquant en dernier recours dans le domaine des transfusions sanguines. Son histoire personnelle sert de fil directeur au récit de Proletkult. Mais le roman est aussi celui de sa quête pour retrouver un ancien camarade, donner ainsi substance au récit d’un hypothétique voyage interstellaire et à la possibilité de l’existence d’un paradis socialiste, ailleurs. Support d’un récit empreint d’une émotion pudique et d’un regard désabusé sur l’histoire, Proletkult est également une réflexion stimulante sur notre modèle politique, social et économique, illustrant une nouvelle fois le projet Wu Ming : opposer mille histoires pour faire face au récit officiel du/des pouvoirs.
Proletkult est donc un roman historique passionnant et une fable faisant écho d’une manière décalée à la SF, du moins dans son acception utopique. On est ainsi constamment tiraillé entre la nostalgie et la tragédie, interpellé par cette question lancinante, la même qui ébranle les convictions des vieux militants du socialisme : pourquoi avons-nous échoué ?