« J’ai compris que je devenais maintenant un être humain. »
Cette phrase, dont la terrible signification est révélée au bout de quelques pages, est emblématique de cet excellent recueil. Mais commençons par le commencement.
En 1938, un ovni s’écrase aux USA et l’Armée a le temps, avant qu’il ne soit détruit, de récupérer une partie de sa technologie. Ce qui lui donnera un avantage conséquent lors du conflit qui va suivre, dont l’issue sera très différente de celle que notre univers a connue. À partir de ce prédicat – pour reprendre le terme préféré de l’auteur –, Protectorats brosse le panorama d’un passé, d’un présent et d’un futur uchroniques, où, dans un cadre à l’étrange beauté, se pose sans cesse la question de l’humanité.
Qu’est-ce qu’un être humain ? Philip K. Dick se le demandait déjà, notamment dans une de ses plus célèbres nouvelles, « Être humain, c’est… ». D’une certaine façon, presque tous les textes présentés ici sont des variations, ou plutôt des prolongements, du classique dickien. Car les merveilles technologiques héritées de l’ovni ont eu pour conséquences, entre autres, l’apparition d’entités artificielles augmentées dont le statut devient sujet à questionnements. Un être humain, cela peut être un robot conçu pour le conflit qui tente de se substituer à un homme mort au combat pour consoler son fils ; ou un autre, qui s’efforce de réparer les oiseaux blessés qu’il trouve sur son chemin ; ou une intelligence artificielle, chargée de la maintenance d’une caserne de pompiers, qui se désole de sa disparition annoncée.
Ce qui fait le talent de Ray Nayler, c’est la façon qu’il a, sans en avoir l’air, de surprendre son lecteur par des renversements de point de vue, des révélations inattendues qui ne sont jamais gratuites mais enrichissent sa réflexion. Chacune de ses nouvelles est un petit bijou de narration, et leur réunion – orchestrée avec habileté par les anthologistes – brosse le portrait d’un univers autre et par là même fascinant.
On me pardonnera d’évoquer une expérience personnelle, mais en lisant ce recueil j’ai souvent pensé au « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore, traduit par votre serviteur il y a une dizaine d’années. S’il n’y a rien de commun entre les deux œuvres ni entre leurs conceptions réciproques – d’un côté un bouquet de textes courts relevant de la SF, de l’autre une tétralogie fabuliste relevant de l’histoire secrète ; ici une intrigue centrée sur Istanbul, là sur Jérusalem –, on n’en est pas moins frappé par les ressemblances entre leurs auteurs, d’une part, mais aussi par leurs préoccupations communes. Pour citer la critique d’Ombres sur le Nil signée par le regretté Emmanuel Jouanne (cf. Bifrost n°47) : « Reste une profonde humanité, qui s’affirme de plus en plus, et de bouleversante manière, à mesure que s’enchaînent avec logique les plus incroyables événements. » Elle pourrait tout aussi bien s’appliquer à Protectorats.
Renseignement pris auprès du principal intéressé, Ray Nayler n’a jamais lu le Quatuor – sans doute sa proximité avec Whittemore s’explique-t-elle par une de leurs influences communes, à savoir Eric Ambler, l’auteur du Masque de Dimitrios –, mais il est impatient de combler cette lacune. Espérons que les conséquences de cette découverte nous apporteront de nouveaux plaisirs de lecture.
Un des livres de l’année, assurément.